C’est le 8 octobre que les opérateurs téléphoniques doivent proposer à leurs abonnés sourds, malentendants, sourdaveugles ou aphasiques un service adapté, c’est-à-dire un centre-relais leur permettant de contacter par téléphone (pour une heure par mois) n’importe quel autre abonné. Un service espéré de longue date par des personnes exclues de la communication téléphonique et électronique, plusieurs fois expérimenté et repoussé par la faute des opérateurs qui ne voulaient pas le financer. Pourtant, à l’aube du lancement d’un service qui aurait pu être une première mondiale puisqu’il englobe, outre les personnes privées en tout ou partie de l’audition, celles qui sont privées de la parole, aucune information officielle n’a été diffusée ni à la presse ni aux associations concernées. Cette obligation de l’article 105 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique concerne tous les opérateurs de communications électroniques ainsi que les administrations et services publics de l’Etat (y compris les personnes privées chargées d’une mission de service public), et les entreprises qui ont réalisé en France au moins 250 millions d’euros de chiffre d’affaires pendant les trois dernières années.

Après avoir temporisé pendant plus d’un an (lire cet article de septembre 2017), les trois gros opérateurs Bouygues Télécom, Orange et SFR membres de la Fédération Française des Télécoms (FFT) ont décidé de confier à celle-ci la maitrise du chantier. Pour sa part, Free fait bande à part et ne répond ni au courriel ni… au téléphone ! La FFT a lancé un appel d’offres auprès de sociétés pouvant offrir ce genre de service et c’est finalement RogerVoice qui a été choisie en juillet dernier. Créée par un ancien cadre d’Orange, cette entreprise exploite une appli de reconnaissance vocale et transcription de la parole sur smartphone, et devait en moins de trois mois élaborer un service adapté aux sourds s’exprimant en Langue des Signes Française ou Langage Parlé Complété, aux malentendants, aux sourdaveugles et aux aphasiques, qu’ils disposent d’une ligne fixe ou mobile. Un très important travail qui suppose d’élaborer une infrastructure technique accommodant lignes fixes et mobiles, de recruter des interprètes LSF diplômés, des codeurs LPC, des transcripteurs expérimentés, des braillistes et des spécialistes en communication alternative, de faire des campagnes d’essais avec un panel de personnes concernées… D’après des éléments recueillis auprès d’experts et d’associations, le centre-relais des opérateurs téléphoniques ouvrira dans un format réduit : les bénéficiaires devront s’inscrire selon des formalités encore inconnues pour télécharger une appli, seuls les appareils équipés d’une carte SIM (téléphones mobiles et certaines tablettes) seront utilisables, la communication via ordinateur sera impossible. Les abonnés à une ligne fixe sont exclus du centre-relais. On ne sait pas comment les personnes dites « valides » pourront contacter un bénéficiaire du centre-relais : téléchargement de l’appli, appel d’un numéro spécial ?

Côté publics, ce n’est guère mieux. La Fédération Nationale des Sourds de France (FNSF) n’a « reçu aucune communication/informations concernant le lancement de l’accès au téléphone par la Fédération Française des Télécoms à part le fait que celui-ci sera opéré par RogerVoice. C’est pourquoi nous pensons qu’avec un tel manque d’informations de la part de la FFT malgré nos pressions, cette dernière cherche à minimiser les dépenses pour le déploiement de l’accès au téléphone. En effet, si elle communiquait auprès de son public, elle serait amenée à dépenser les heures de communications. » La FNSF envisage d’organiser dans l’après-midi du 8 octobre son propre événement « qui permettra de découvrir tous les services proposant l’accès au téléphone et aux centres de relations ». L’Association nationale pour la promotion et le développement de la Langue française Parlée Complétée (ALPC) n’a pas non plus été consultée, constate son président Pierre-Christophe Merlin qui déplore de ne disposer d’aucune information. Les usagers sourds qui utilisent la LPC pourront-ils contacter le centre-relais ?

Autre oubli, celui des personnes aphasiques : « On l’a su fin juillet 2018, déplore Jean-Dominique Journet, président de la Fédération Nationale des Aphasiques de France (FNAF), nous ne sommes pas prêts. On a dit ‘c’est bien, mais on aurait bien aimé être contacté avant. » Si des personnes aphasiques communiquent par la parole comme tout un chacun, la plupart recourent à l’écrit ou des pictogrammes, une méthode qui nécessite des opérateurs formés et expérimentés. « On a créé un dictionnaire de pictogrammes, reprend Jean-Dominique Journet. Il n’y a pas eu de tests de communication, nous sommes prêts pour le faire, nous avons rencontré le directeur de RogerVoice début septembre. Le centre-relais n’est pas encore fait pour les aphasiques. Ça peut être dans six mois, dans un an. » Selon un expert, aucun test de communication entendant-sourdaveugle n’a été effectué, aucun protocole élaboré pour gérer les tours de parole et éviter que les interlocuteurs s’expriment en même temps.

D’après l’ARCEP, l’Autorité de régulation des télécoms, « le service démarrera par une ‘phase de lancement’, commente Gilles Quagliaro, président de l’Association Française pour l’Information et la Défense des Sourds s’Exprimant Oralement (AFIDEO). Rien ne permet de prédire combien de temps durera cette phase de lancement. Il y a le précédent du 114, qui a lui aussi débuté par une phase de lancement et n’en est pas sorti 7 ans après alors qu’il s’agit d’un service de sauvegarde de la vie des personnes. Pendant cette phase de lancement, le temps d’établissement de la communication pourra être supérieur à 3 minutes dans jusqu’à 30% des appels. A titre de comparaison, c’est moins de 10 secondes pour 85% des appels aux USA. Le standard Européen, c’est moins de 60 secondes pour 90% des appels. En conséquence, les usagers du centre-relais ne recevront pas beaucoup d’appels, la population générale raccrochera bien avant les 3 minutes. Par ailleurs, l’ARCEP autorise un taux d’indisponibilité du service de 27 heures par an, très en dessous de l’état de l’art international qui est de l’ordre de 10 fois moins. »

Faute d’interlocuteurs chez les opérateurs, qui renvoient vers la Fédération Française des Télécoms dont toute information est sous embargo jusqu’à la communication officielle avec événement et ministres, la sociologue Sophie Dalle-Nazébi qui suit ces sujets de longue date apporte son éclairage : « [Les représentants de la FFT] n’ont rien lu, n’ont rencontré que des vendeurs de solutions et pas des personnes aphasiques ou sourdaveugles. Le cahier des charges n’a pas été communiqué aux associations. Nos interlocuteurs à la FFT sont aimables mais les infos sont sidérantes. Début septembre, on a découvert que le centre relais serait une appli sur mobile ou tablette avec carte SIM. La solution proposée le 8 octobre écarte les lignes fixes et l’ordinateur, ce qui exclut les sourdaveugles qui communiquent avec cet outil. Des représentants des personnes sourdaveugles et aphasiques ont été reçus, mais les gens de la FFT ne savaient pas qu’il fallait un opérateur pour communiquer avec elles ! Ils ne connaissent pas les résultats des expérimentations précédentes [lire ces articles de mars 2014mars 2008 et l’actualité du 9 novembre 2009]. Ils ont choisi un opérateur qui a surpris tout le monde parce qu’on ne savait pas qu’il travaillait sur de l’humain, il ne veut ou ne peut investir sur la formation. En tout cas il ne le fait ni pour les aphasiques, ni pour les sourdaveugles alors que chacune des associations représentatives a mis en place une offre de formation des opérateurs pour répondre à ce besoin. »

Parmi les sociétés qui ont répondu à l’appel d’offres, Elioz explique son positionnement par la voix d’Audrey Sangla, sa directrice de la communication : « Elioz a candidaté dans le cadre d’une procédure assez complexe, au début avec chaque opérateur téléphonique séparément. Chaque opérateur a lancé ses réflexions, nous avons discuté, puis les trois plus gros opérateurs et les petits opérateurs type La Poste et autres ont finalement décidé d’un seul appel d’offres à travers la Fédération Française des Télécoms, et ils ont retenu Roger Voice. » Cette société sera rémunérée à la minute consommée, pour un prix inconnu. Un appel d’offres « à l’aveugle », les opérateurs ayant demandé aux postulants d’estimer le nombre d’appels sans prendre en compte les expérimentations précédentes. Pour sa part, Elioz affirme avoir visé la qualité de service : « On a travaillé avec la Fédération des personnes aphasiques pour créer un nouveau métier d’opérateur dédié, un très gros chantier. A l’heure actuelle, on fait travailler une centaine d’opérateurs. Ça ne serait pas suffisant pour absorber l’ouverture du centre-relais. » Audrey Sangla soulève une autre difficulté : « La loi prévoit indépendamment du centre-relais des opérateurs téléphoniques, l’accessibilité des centres de relation client des grandes entreprise et des services publics. Nous regrettons que le Gouvernement ait scindé ces services de communication sans se soucier d’un outil unique digne des centres-relais qui existent à l’étranger. Demain, les personnes sourdes et malentendantes de France devront jongler entre le centre-relais des opérateurs et les solutions ‘relation client’ proposées entre de nombreux concurrents. La question de l’interopérabilité entre les acteurs n’est pas réglée à ce jour, aucune régulation n’est prévue. De plus, le Gouvernement semble ne pas avoir prévu de sanctions pour les entreprises ou administrations qui ne se seront pas mises en conformité au 8 octobre prochain. »

Après une carence nationale, les usagers malentendants et sourds vont se retrouver face à des offres multiples sans forcément savoir qui fait quoi : un usager pourra-t-il appeler la mairie via le centre-relais RogerVoice ou devra-t-il attendre qu’elle crée son centre-relais ? Même chose pour tous les services publics du quotidien, le centre-relais RogerVoice acceptera-t-il d’assurer la mise en communication ? En lançant un centre-relais des conversations téléphoniques a minima, sans concertation ni expérimentation ni coordination avec les autres acteurs, la FFT et trois des quatre principaux opérateurs vont transformer les premiers usagers en cobayes, sur fond de moyens limités et de provisoire qui risque de durer. Tout le contraire de ce qu’attendent les futurs usagers qui espéraient un calendrier de travail pour faire des tests, des améliorations et des formations. « Ils ont un message positif et constructif, conclut Sophie Dalle-Nazebi, pour contribuer à la mise en place du service qui leur est destiné, pour qu’il soit vraiment accessible; ils attendent une réponse. »


Propos recueillis par Laurent Lejard, octobre 2018.


Post Scriptum : l’invitation est arrivée par courriel vendredi 5 octobre à 9h, c’est dans les locaux parisiens du secrétariat d’Etat au numérique que doit être présentée l’appli du centre-relais RogerVoice, en présence du maitre des lieux, Mounir Mahjoubi, et de sa collègue en charge des Personnes handicapées, Sophie Cluzel. L’invitation concerne le « lancement du nouveau service de téléphonie dédié aux personnes sourdes, malentendantes, sourdaveugles et aphasiques ». La Fédération Française des Télécoms et RogerVoice ne tiennent pas compte de la demande de la Fédération nationale des personnes aphasiques de préparer et expérimenter. Parmi les dirigeants associatifs invités figure Jérémie Boroy, président de l’Union nationale pour l’insertion sociale du déficient auditif. Cette organisation avait décidé de sa dissolution à l’hiver dernier, puis a annulé cette décision et Jérémie Boroy en a repris une présidence qu’il avait occupée de 2004 à 2010. Membre du Conseil National du Numérique depuis mai dernier, il était présenté comme la cheville ouvrière du centre-relais. Aucun autre représentant associatif n’est mentionné. Par ailleurs, le service communication de Free nous a informé par courriel à 12h45 du lancement le 8 octobre d’une appli identique de visio-conférence LSF et LPC (sous-traitée à Deafi) et de transcription automatique de la parole; là encore, l’utilisation est réservée aux mobiles et tablettes avec carte SIM. Reste que pour appeler une personne sourde, malentendante, sourdaveugle ou aphasique, il sera au préalable nécessaire de savoir chez quel opérateur elle est abonnée, puis télécharger la bonne appli, puis tenter de l’appeler… si elle a téléchargé la bonne appli. Simple comme bonjour…

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