Duchemin : ce nom est connu dans la communauté sourde de Paris et en Île-de-France. Le père, Stéphane, s’épanouit pleinement dans les musées au sein desquels il guide des visiteurs sourds (découvrir en Agenda le programme de ses visites-conférences); le fils, Thibault, seul entendant de la famille, est l’un des créateurs d’AVA (AudioVisuel Accessible), application assurant la communication entre personnes sourdes et entendantes; et la fille, Pauline, exerce donc comme avocate, spécialisée en droit du travail, inscrite depuis juin 2023 au barreau de Paris, seule en France à plaider en Langue des Signes Française.
Question : Quel a été le parcours qui vous a menée vers les études de Droit et l’avocariat ?
Pauline Duchemin : Je suis née à Paris, de parents sourds. Faute de dépistage et parce que mon frère était entendant, on a cru que je l’étais aussi. Après plusieurs rendez-vous, ma surdité profonde bilatérale a été diagnostiquée, avec une annonce assez brutale pour mes parents car, pour les médecins, étant sourds, ils auraient dû « savoir » ! J’ai été scolarisée au CEOP, entourée de pairs sourds, en langue des signes, ma langue maternelle. Puis est venue « l’intégration » avec les entendants, terme ancêtre de « inclusion ». J’ai dû quitter le Cours Morvan quand, en seconde, tout se passait à l’oral : un comble pour un établissement accueillant des élèves sourds ! J’ai terminé au lycée Rodin, plus accessible.
Le droit m’attirait déjà. J’aimais cette idée de justice, peut-être parce que j’avais vu trop souvent mes parents traités comme des incapables. L’avocature me faisait rêver, mais je n’osais pas me l’avouer. Je pensais ce milieu inaccessible. Quand j’ai raté la première tentative à l’examen du barreau à un point près, ça m’a donné un sentiment de rage calme : j’étais capable d’y arriver. L’année suivante, celle du Covid, j’ai passé les écrits avec un masque tout le long, puis l’oral avec un masque inclusif qui me gênait et gênait l’interprète, on les a finalement retirés sur autorisation de la présidente du jury. Voir mon nom sur la liste des admis a été un bonheur indescriptible, bien au-delà de celui de prêter serment : des portes qui semblaient condamnées s’ouvraient pour moi.
Question : A ma connaissance, aucun Sourd n’a plaidé en France en langue des signes. Comment se sont passés vos débuts, quelles étaient les réactions des juges, des greffiers, de vos confrères, et de vos clients ?
Pauline Duchemin : Je pense avoir été la première avocate sourde à plaider en langue des signes en France. Je l’ai fait très tôt, à peine deux mois après le début de ma collaboration. Tout s’est mis en place très vite : mon associé était en vacances et ne pouvait pas assurer l’audience, il fallait donc que je prenne le dossier en main, un contentieux de l’incapacité devant le Tribunal Judiciaire de Paris. Le véritable défi n’était pas tant la plaidoirie elle-même que la recherche d’interprètes en Langue des Signes Française compétents en droit. Je devais trouver des professionnels capables non seulement de maîtriser les notions juridiques, ce qui est difficile car le vocabulaire juridique en LSF est encore très lacunaire, mais aussi d’entrer en affinité avec ma façon de m’exprimer, de comprendre précisément ce que je veux dire.
Je me suis rapprochée de plusieurs services d’interprètes, mais beaucoup ne souhaitaient pas assumer la responsabilité de traduire une plaidoirie, même avec des supports de préparation complets. D’autres proposaient des devis exorbitants, parfois autour de 1.000€ pour une petite heure d’audience. J’y ai vu un vrai manque de soutien envers les professionnels sourds. Heureusement, j’ai fini par trouver la perle rare : le service In Situ quo, avec Eve Caristan et Elodia Mottot, avec qui je travaille encore aujourd’hui.
Pour ce qui est des réactions, j’ai toujours pris soin de prévenir le greffe à l’avance afin qu’il informe le président de l’audience que je plaiderais en LSF avec une interprète. Je ne voulais surtout pas les prendre par surprise. Jusqu’à présent, je n’ai reçu que des réactions positives de la part des tribunaux. Quelques mois après mes débuts, j’ai plaidé un dossier complexe, côté employeur, dans une situation délicate puisque ce dernier avait déjà été condamné pour des faits similaires. Je m’étais beaucoup préparée : j’avais étudié comment les dossiers précédents avaient été plaidés, afin de proposer une approche nouvelle. Je me tenais devant les conseillers prud’homaux, l’interprète en face de moi. Au début de l’audience, la salle était presque vide. Quelle surprise, en me retournant à la fin, de voir qu’elle s’était entièrement remplie de confrères et consoeurs venus assister à l’audience, attendant leur tour, et qui m’ont applaudie ! C’était un moment de grande émotion, un véritable accueil dans la profession.
Question : Donc, en plus de travailler vos dossiers vous devez organiser la présence d’interprètes, et à vos frais je suppose. Le ministère de la Justice et les tribunaux ne vous aident pas, ne couvrent pas la dépense qui incombe finalement à vos clients ? Et cela rend quasiment impossible d’aller plaider hors d’Île-de-France, j’imagine ?
Pauline Duchemin : Si, c’est possible, et je l’ai déjà fait plusieurs fois. J’ai pu contacter des interprètes hors d’Île-de-France grâce à un réseau professionnel. Pour ce qui est des frais, alors oui, je n’utilise pas pour mes activités personnelles le forfait de Prestation de Compensation du Handicap que je perçois chaque mois, donc je m’en sers pour mes frais d’interprètes. Sinon, effectivement je n’ai aucune aide du ministère de la Justice ou même de l’Ordre des Avocats, vu que rien n’est prévu pour les professionnels du droit en situation de handicap. Comme j’ai changé de cabinet l’an dernier, mon activité est plus équilibrée entre conseil et contentieux, donc je vais plaider régulièrement mais occasionnellement, une fois par mois. Aujourd’hui, plaider en langue des signes, c’est plus qu’un quotidien professionnel, c’est un retour à ma langue maternelle, et une façon de dire que la langue des signes a sa place dans le prétoire.
Propos recueillis par Laurent Lejard, décembre 2025.
Avec le soutien de la Fédération Française de l’Accessibilité



