Quelque chose sonnait faux chez Jean Vanier, ce sentiment diffus qu’il en faisait trop dans l’expression de son amour pour l’Autre, une impression de faux-dévot, de Tartuffe. « Tu es beau tel que tu es, je t’aime tel que tu es, je suis heureux de vivre avec toi », proclamait-il lors de ses conférences, telle celle-ci en septembre 2008. Ou encore ce propos sur les personnes handicapées mentales lors d’un événement autour du film Intouchables, en mai 2012 : « Derrière toutes tes incapacités, il y a toi, et tu es plus beau que tu n’oses le croire. Le mot-clé, c’est se rencontrer : je rencontre ta fragilité, tu rencontres la mienne. » Rencontres de fragilité mutuelle qui consistait également à abuser sexuellement de femmes vulnérables dont il assurait l’accompagnement spirituel à L’Arche, subjuguées et sous l’emprise psychologique d’un « saint homme » qui leur soufflait, en abusant d’elles : « Ce n’est pas nous, c’est Marie et Jésus. Tu es choisie, tu es spéciale, c’est un secret. » Un vrai blasphème.

Jean Vanier reproduisait ainsi la « méthode » de son directeur de conscience, le dominicain Thomas Philippe qui lui avait visiblement transmis son « piège à filles« … Thomas Philippe est mort en 1993, recevant tous les honneurs à L’Arche; c’est seulement 12 ans plus tard que l’Eglise catholique a révélé ses errements. Un documentaire, diffusé sur Arte en mars 2019 sur des religieuses agressées sexuellement par des prêtres, expose entre autres « l’amour d’amitié » de Thomas Philippe et celui de son frère Marie-Dominique au sein d’une congrégation qu’il avait fondée, les Frères de Saint-Jean. Les victimes sont différentes, les mots les mêmes. Interrogé, Jean Vanier avait nié connaître les pratiques de son mentor, mais une première femme s’est plainte de ces agissements à L’Arche en 2016, suivie d’une autre trois ans plus tard, quelques semaines avant la mort de Jean Vanier survenue en mai 2019. Ce deuxième témoignage a conduit L’Arche International à lancer une enquête confiée à un organisme britannique spécialisé dont les conclusions révèlent la perversion religio-sexuelle de Jean Vanier, identique à celle des frères Philippe. Pourtant, l’Eglise et ses ouailles avaient donné à tous les trois le bon Dieu sans confession : ils ont été particulièrement honorés à leur décès, prière papale incluse.

Jean Vanier n’était pas prêtre, il n’avait pas formellement renoncé à une vie sexuelle. Il vivait au milieu de personnes handicapées mentales pour lesquelles il avait créé en 1964 des communautés de vie rassemblant des catholiques en quête d’eux-mêmes et se mettant au service des plus vulnérables. Une mission évangélique porteuse de sens au sein d’une Eglise en perte d’audience et de vocations, entre quête permanente de réhabilitation, demandes réformatrices des fidèles, conservatismes hiérarchiques en France comme au Vatican, scandales sexuels un peu partout dans le monde. Jean Vanier n’a pas fait que mentir en affirmant ne rien savoir des agissements de son maître spirituel (lire ses vives dénégations dans La Croix du 15 octobre 2015), il a trahi ceux qui voyaient en lui un futur saint. L’enquête révèle en effet que Jean Vanier connaissait dès 1952 les pratiques de Thomas Philippe, « l’amour d’amitié » théorisé par lui et son frère. Pour parvenir à ses fins sans être dénoncé par ses victimes, il les a manipulées tout comme le firent les frères Philippe.

La « sainteté » de Jean Vanier disparaît donc en poussière au fil des pages d’une enquête qui laisse encore des questions en suspens : comment le religieux Thomas Philippen interdit de célébrations et de direction spirituelle, a-t-il pu reprendre de telles activités en créant avec Jean Vanier la première communauté de L’Arche à Trosly-Breuil (Oise), dans laquelle les usagers handicapés sont interdits de vie sexuelle, et en être l’aumônier sans que la hiérarchie catholique agisse ? Combien de victimes demeurent inconnues, des femmes handicapées mentales ont-elles été abusées, quel contrôle la tutelle publique a-t-elle exercée sur les établissements médico-sociaux de L’Arche financés par l’argent du contribuable ?

Parce que cette affaire n’est pas seulement interne à l’église catholique, elle nous concerne du fait de l’image qu’a véhiculée Jean Vanier pour reconquérir le terrain perdu par cette religion dans le monde du handicap au fil des décennies. Lors de l’événement du 16 mai 2012 évoqué plus haut, Jean Vanier et Laurent de Cerisey, fondateur des habitats partagés d’obédience catholique Simon de Cyrène, prétendaient que leurs communautés étaient plus humaines et aimantes que les établissements médico-sociaux laïques. A cette époque, l’église catholique voulait obtenir un statut spécifique dans ce domaine, comme l’avouait en juin 2011 le président de l’Office Chrétien des personnes Handicapées (OCH), Michel Boyancé : « Récemment, une communauté de l’Arche s’est vu refuser une extension pour avoir inscrit dans son règlement intérieur l’interdiction des relations sexuelles à l’intérieur du foyer. L’Arche en France fait partie des associations importantes, subventionnées par l’Etat, donc soumises aux contraintes administratives de l’Agence Régionale de Santé. Face à celles-ci, il arrive que certains foyers, pour garder leur agrément, perdent tout ou partie de leur identité chrétienne […] je me demande s’il ne faudrait pas d’abord repérer les domaines qui nous semblent, en conscience, à préserver absolument d’une certaine emprise administrative – la liberté religieuse et éthique. » Ou comment réduire les droits et libertés des usagers au nom des règles catholiques…

Le scandale Jean Vanier devrait conduire la tutelle publique à resserrer ses contrôles sur les établissements médico-sociaux gérés par L’Arche en France. Le recours à des bénévoles en questionnement, la succession de prêtres pervers pose question : Libération affirmait récemment que l’aumônier qui a succédé à Thomas Philippe avait été relevé de ses fonctions après avoir commis des abus sexuels. Il est trop simple d’évacuer le problème comme s’il résultait d’une déviance isolée, ainsi que l’a tweeté la secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, Sophie Cluzel : « L’acte personnel ne doit pas entacher l’engagement de l’ArcheFrance. Tout mon soutien à la communauté qui fait un travail formidable ». Quelques mois auparavant, elle ne tarissait pas d’éloges sur L’Arche et son fondateur : « L’Arche représente exactement la feuille de route que m’a confiée le Président de la République et le Premier ministre, à savoir de faire en sorte que tout le monde vive ensemble », avait-elle clamé lors du 35e anniversaire de L’Arche à Lille.

C’est ignorer la conception religieuse de ces communautés, inscrite dans une religion dont le rapport malsain à la sexualité cause une succession désespérément variée de scandales d’abus et agressions sexuelles, d’exploitation de religieux et de fidèles, sans oublier une pédophilie endémique. Et cette « religion d’amour » condamne, entre autres, le divorce, l’homosexualité et l’interruption de grossesse ! L’étroite imbrication entre cette église et des établissements médico-sociaux pour personnes handicapées mentales doit interpeller les pouvoirs publics, sous peine de passivité complice à la prochaine affaire qui ne manquera pas d’émerger.

Si L’Arche International a le courage de révéler les agissements qu’elle a constatés pour préserver l’essentiel (ses communautés de personnes handicapées mentales), cette attitude n’est pas partagée par tous dans l’église catholique. Le mouvement des communautés de prière pour personnes handicapées mentales Foi et Lumière, créé par Jean Vanier en 1971, réduit le scandale à « des comportements de Jean dans le cadre d’accompagnements spirituels avec certaines femmes adultes entre 1970 et 2005 », d’ailleurs absous parce qu’il « connaissait sa fragilité et en était conscient » ! L’Office Chrétien des personnes Handicapées (OCH) minimise également : son communiqué évoque au sujet de Jean Vanier la « connaissance de longue date des abus à caractère sexuel commis par le père Thomas Philippe, et les relations qu’il a pu avoir lui-même avec plusieurs femmes dans le cadre d’accompagnements spirituels », omettant de préciser que les deux avaient développé une « technique » religio-sexuelle. A lire ce texte, qui ne renvoie pas à l’enquête de L’Arche International, on ne voit qu’une « simple » affaire de pulsions sexuelles, non une déviance destructrice. Rien d’étonnant dans cette attitude : l’OCH pratique également une forme de manipulation puisqu’il a lancé, en juin 2018, la Nuit du handicap en créant une association dédiée présidée par un membre actif de l’OCH et dont le secrétaire est le directeur de ce même Office, Philippe Delachapelle.

Agir derrière un paravent permet à l’église catholique de poursuivre son infiltration du monde du handicap et y embarquer, à leur insu espérons-le, des organisations laïques. Ainsi les Pupilles de l’enseignement public (Pep), associés à l’événement par un responsable départemental, s’en sont retirés le 2 mars dernier parce que les valeurs des autres partenaires ne correspondaient pas à celles des Pep. Il y a toutefois peu à douter, hélas, que l’OCH et autres organisations ciblant, au sens propre, les personnes handicapées ne poursuivent leurs efforts pour tenter de reconstruire une image d’honorabilité à l’église catholique. Jusqu’au prochain scandale.

Laurent Lejard, mars 2020.

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