Le film Intouchables est un indéniable succès public en France comme à l’étranger, et nombreux sont ceux qui veulent surfer sur cette vague, voire en tirer profit. Présenté comme une comédie et une aventure humaine, Intouchables devient également, on le sait moins, un outil de promotion d’associations catholiques gérant des établissements médico-sociaux, L’Arche en France et Simon de Cyrène : derrière leur vitrine humaniste et fraternelle se profile la revendication d’un statut particulier dérivé de celui de l’école confessionnelle, par transposition de la loi Debré de 1959. Cette demande a été clairement exprimée par le président de l’Office Chrétien des personnes Handicapées (OCH), Michel Boyancé, dans un article de la revue de cette organisation, « Ombres et Lumière », en juin 2011 : « Récemment, une communauté de l’Arche s’est vu refuser une extension pour avoir inscrit dans son règlement intérieur l’interdiction des relations sexuelles à l’intérieur du foyer. L’Arche en France fait partie des associations importantes, subventionnées par l’Etat, donc soumises aux contraintes administratives de l’Agence Régionale de Santé. Face à celles-ci, il arrive que certains foyers, pour garder leur agrément, perdent tout ou partie de leur identité chrétienne […] je me demande s’il ne faudrait pas d’abord repérer les domaines qui nous semblent, en conscience, à préserver absolument d’une certaine emprise administrative – la liberté religieuse et éthique. » Michel Boyancé souhaite la reconnaissance par l’État du « caractère propre » de ces établissements, à l’égal de l’école religieuse abusivement dénommée « libre ».

Cette demande est partiellement portée par L’Arche et Simon de Cyrène, qui l’ont présentée lors d’un événement, « Intouchables fiction ou réalité », accueilli le 16 mai dernier au Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) par son président, Jean-Paul Delevoye, avec le soutien du Défenseur des Droits, Dominique Baudis, et du président de l’Agence nationale du service civique, Martin Hirsch. L’Arche et Simon de Cyrène proposent que des bénévoles aident et accompagnent les personnes handicapées accueillies dans les établissements médico-sociaux pour assurer une présence formant une communauté humaine et spirituelle. « Derrière toutes tes incapacités, il y a toi, et tu es plus beau que tu n’oses le croire, clame Jean Vanier, cofondateur de L’Arche, en parlant des personnes handicapées mentales. Le mot-clé, c’est se rencontrer : je rencontre ta fragilité, tu rencontres la mienne. » Fondateur et directeur général de Simon de Cyrène, Laurent de Cherisey veut interroger les jeunes sur « le sens de la vie » et pratiquer dans ses maisons de vie une « écologie humaine ». Les objectifs sont multiples : combattre la solitude que ces organisations affirment être le lot quotidien des personnes accueillies, confronter la quête du sens de la vie d’accompagnants valides à la fragilité réelle ou supposée des personnes handicapées, alléger les charges en personnels, réduire les coûts et gérer la pénurie de moyens dans une société en crise. Tout en omettant, comme d’ailleurs la plupart des journalistes et médias, de préciser que ces organisations sont fondées sur les valeurs de l’Evangile : les personnes handicapées sont des « icônes vivantes du Fils crucifié [montrant que] la consistance ultime de l’être humain, au-delà de l’apparence, est en Jésus Christ », déclarait à cet égard Monseigneur Zygmunt Zimowski, président du Conseil pontifical pour la pastorale de la santé, lors du congrès de la cécité le 7 mai dernier à Rome. Les personnes handicapées sont l’Alliance entre Dieu et les hommes, expliquait le théologien Samuel Rouvillois lors d’une conférence de l’OCH en octobre 2009, allant jusqu’à assimiler la souffrance des personnes handicapées à celle du Christ en croix pour les ériger en prophète annonçant la Bonne Nouvelle !

Que viennent faire dans ce contexte religieux des institutions de la République? Laurent de Cherisey est cofondateur de Reporters d’Espoirs, ONG installée dans les locaux du CESE: il a donc un contact direct et quasi-permanent avec le président de cette instance, Jean-Paul Delevoye. « Aujourd’hui, ce qui est important ce n’est pas de compenser un handicap, explique ce dernier; c’est d’accompagner une personne à surmonter les difficultés qui sont les siennes. Je suis très attentif à l’initiative de Jean Vanier et L’Arche, de Laurent de Cherisey et l’association Simon de Cyrène, je suis très interpellé sur la capacité qu’il y a de mobiliser des gens qui n’ont pas été formés pour la défense des causes, mais qui sont passionnés, attachés à l’épanouissement que peut leur apporter la défense de cette cause […] La cause de la personne handicapée, la richesse de l’échange, ne peuvent pas être réservées à des professionnels. Je crois qu’on n’aura plus les moyens budgétaires de financer toute une série de structures. Il convient de mobiliser l’ensemble de la société pour qu’autour de professionnels, il puisse y avoir cette communauté d’affection, de partage, d’échange. »

Jean-Paul Delevoye justifie l’organisation de l’événement par le caractère neutre et indépendant du CESE, « qui a vocation d’être un espace que je souhaite offrir à tous ceux qui peuvent apporter une contribution qui améliore le vivre ensemble. » Il se dit favorable à la neutralité des établissements médico-sociaux, tout en laissant ouverte la voie aux pratiques spirituelles et religieuses : « Il faut un socle commun et convergent républicain et laïque. Ensuite, l’aspect confessionnel doit quand même être laissé à la liberté de conscience et de choix de chacun. »

Pour sa part, le Défenseur des Droits, Dominique Baudis, reste sur sa réserve : « Quand je viens participer à une réunion comme celle-là, je n’arrive pas armé d’une vérité que je viens délivrer à ceux qui m’invitent, je viens pour les écouter. » La secrétaire générale de L’Arche en France, Françoise Laroudie, est toutefois membre du collège « lutte contre les discriminations », elle aussi directement en relation avec le Défenseur des Droits. Ainsi, l’Arche et Simon de Cyrène semblent-elles avoir développé un important et efficace réseau d’influence qui leur permet de faire avancer leur « cause ». Mais derrière les bonnes intentions publiquement affichées, un enjeu majeur est mis en débat : les valeurs religieuses des fondateurs d’établissements et services médico-sociaux doivent-ils primer sur les droits et libertés des personnes accueillies ? Le nouveau Gouvernement devra rapidement se saisir de ce débat pour que des personnes vulnérables ne soient pas l’objet, voire le jouet, de l’engagement spirituel de personnes « de bonne volonté ».

Laurent Lejard, mai 2012.


L’Arche est ainsi dénommée par référence à l’Arche d’Alliance qui, selon la Bible, contenait les tables de la loi remises par Dieu à Moïse. L’association Simon de Cyrène porte quant à elle le nom du militaire romain sommé, selon trois évangélistes, de porter la croix de Jésus-Christ sur le chemin du Golgotha…

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