Si la pluie a un peu gâché le déroulement des festivités du bicentenaire de la création de l’écriture braille, le parc du château ruiné de Coupvray (Seine-et-Marne) a néanmoins réuni le petit monde de la cécité venu clamer une fois de plus sa foi dans ce système : le braille est le seul à permettre aux personnes aveugles d’écrire correctement dans leur langue nationale, d’en maîtriser l’usage parlé, d’améliorer leur vocabulaire, d’écrire et même de produire des ouvrages d’érudition.

Le public aux yeux bandés pour une conférence sans voir

Si les technologies vocales sont très diffusées grâce à l’omniprésence du numérique, elle n’assurent pas la maîtrise de l’orthographe et de la syntaxe pourtant indispensable dans les relations humaines et professionnelles. Il suffit de lire, sur des infolettres, des contributions dictées sur leur smartphone par des internautes aveugles pour apprécier le carnage…

A quoi sert le braille ?

Venue en France pour l’événement, l’avocate américaine militante des droits des personnes handicapées Haben Girma est sourdaveugle, d’ailleurs la première à avoir suivi des études de droit à la célèbre université d’Harvard. Son assistant personnel transcrit au clavier ce que dit un interlocuteur et Haben le lit au moyen d’une plage tactile braille de son ordinateur connecté. Et comme elle est oralisée, elle répond sans avoir recours à l’un des systèmes tactiles de communication des personnes sourdaveugles à une brève interview :

Question : Comment pouvez-vous imaginer votre vie sans le braille ?

Haben Girma : Je peux l’imaginer, parce que je connais beaucoup d’aveugles et sourds qui n’ont pas le braille et ils sont vraiment isolés.

Question : Qu’est-ce que vous ne pourriez pas faire, chaque jour, personnellement et professionnellement sans le braille ?

Haben Girma au centre, avec son assistant personnel à gauche et Maria Doyle à droite

Haben Girma : Si je n’avais pas le braille, ma vie serait impossible. Le braille, c’est ma façon de communiquer. J’écris avec l’ordinateur et les gens peuvent me lire. Sans le braille, je ne pourrais pas faire mon travail et ma vie personnelle serait impossible.

Question : Quelles actions sont nécessaires de par le monde pour populariser le braille ?

Haben Girma : Il faudrait davantage d’informations sur le braille à la radio, sur les chaînes de télévision, pour que les gens puissent vraiment comprendre, et apprendre.

Question : C’est une question d’argent, de moyens, ou d’ouverture d’esprit et de culture ?

Haben Girma : Même ici à Coupvray, il y a des gens qui ne connaissent pas du tout Louis Braille, et là, c’est terrible ! Encore une fois, il faut qu’on en parle plus à la radio, à la télévision, sur Internet pour que les gens puissent comprendre comment ça peut fonctionner et aider les gens à communiquer avec le braille.

[Merci à Maria Doyle pour la traduction]

Combien de braillistes ?

On entre là dans une zone nébuleuse, les données n’étant pas fiables faute de recensement ou étude fouillée. Il est de coutume de dire que 15% de la population aveugle pratique correctement l’écriture et lecture braille, soit environ 30.000 personnes, chiffre expliqué par le nombre élevé de cécités survenant à un âge avancé ou l’apprentissage de ce procédé est beaucoup plus difficile qu’au jeune âge. Toutefois, HandicapZéro estime à 70.000 les utilisateurs du braille. Quand aux enfants et jeunes aveugles, ils seraient 10.000 scolarisés, sans que l’on en connaisse la répartition sur le territoire national, en métropole comme en outremer où les cécités sont supposées plus nombreuses. Quelle est la part de leur enseignement en braille ?

Apprentissage du braille par un enfant

« Un peu plus de 200 enseignants exercent aujourd’hui sur des postes spécialisés auprès d’élèves aveugles, pour moitié avec une certification en braille », justifie le ministère de l’Éducation nationale. Soit un enseignant brailliste pour 100 élèves, auxquels il faut ajouter ceux de l’Institut National des Jeunes Aveugles (INJA-Louis Braille) à Paris. Toutefois, ses enseignants dépendent du ministère des Personnes handicapées et ont un statut spécifique. Tous sont formés à l’Institut National Supérieur de formation et de recherche pour l’éducation inclusive. « L’INSEI intègre dans la formation du Certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’école inclusive (CAPPEI) des modules d’approfondissement d’enseignement du braille et porte également des Modules de formation d’initiative nationale (MIN) sur le même thème, à destination des enseignants spécialisés qui souhaitent se former à l’enseignement auprès des jeunes ayant des troubles de la fonction visuelle. »

Le nom Catherine de Médicis en braille et noir ©INSEI

Toutefois, le ministère ne connaît pas le nombre d’enseignants du braille aux élèves, et celui des professeurs enseignant en braille dans leur discipline, par exemple le français ou les mathématiques. Il est également incapable de préciser la localisation de ces enseignants spécialisés : « Le ministère est organisé en administration déconcentrée. Ainsi, la mise en oeuvre et l’adaptation des dispositions à l’échelle locale sont assurées par les rectorats. Il leur appartient donc de gérer et organiser les situations spécifiques à leur académie. » Les parents doivent donc chercher par eux-mêmes l’établissement où leur enfant aveugle pourra être enseigné en braille.

Pour quels usages ?

Malgré la pression des technologies numériques, le braille poursuit sa diffusion et trouve de nouvelles utilisations. « Lorsqu’on a débuté il y a 40 ans, on éditait les programmes des chaînes de télévision et des notices de médicaments, relate Stéphanie Vieillefault, directrice des opérations pour HandiCaPZéro. Depuis, on adapte en braille intégral des documents de services de la vie quotidienne, contrats, abonnements, etc. On réalise des éditions sportives lors d’événements comme le Tour de France, et aussi le braille postal pour la correspondance personnelle entre braillistes, très utilisé à Noël, des étiquettes d’identification de produits de beauté avec des abrégés de convention. »

Page d'accueil d'HandiCaPZéro

Bien d’autres services sont proposés gratuitement par cette organisation. On citera l’imprimerie Laville dont les travaux et techniques mêlent relief, noir et braille, Tactile Studio spécialisé dans les supports et tables tactiles pour musées. Des artisans incluent du braille sur leurs produits, telle Marie Rozière qui a élaboré un procédé d’application sur textile, ou Claire Naa avec sa gamme Braï Jewellery. Des jeux de société ont été édités en noir, tactile et braille pour que voyants, malvoyants et aveugles pratiquent ensemble, comme le fait Accessijeux et d’autres associations. Même Lego s’y est mis en commercialisant à l’automne 2023 une boite de 200 briques braille.

Activité plus traditionnelle, l’édition d’ouvrages de tous genres et matières se maintient malgré un coût élevé de réalisation à rapporter au faible nombre d’exemplaires vendus, comme l’explique le Centre de Transcription et d’Édition en Braille (CTEB) : un volume Harry Potter de 350 pages coûte moins de 10€ en librairie, son adaptation en braille revient à 750€ pour 673 pages en 5 volumes vendus, jusqu’en 2023, 55€. Parce que depuis janvier 2024, il vend tous ses livres braille au prix unique du livre appliqué en librairie ou vente en ligne, comptant sur un soutien public qui ne s’est pas concrétisé.

Mobylette, roman de Frédéric Ploussard adapté en braille par le CTEB

« Le ministère de la Culture nous a dit qu’il nous aiderait, explique Denis Guérin, chargé de communication et rédacteur au CTEB. Avec espèces sonnantes et trébuchantes, et depuis on est sans nouvelles à la fois des ministères du Handicap et de la Culture. » Des belles promesses sans lendemain, comme souvent. Parce que de l’argent, il y en a : 5 millions d’euros sont budgétés par l’État pour financer la future plateforme de l’édition adaptée. Annoncée en novembre 2020 et alors rejetée par un milieu associatif préférant que les moyens nécessaires soient affectés à l’adaptation d’ouvrages, sa mise en oeuvre n’a cessé d’être repoussée, l’échéance 2025 n’étant pas tenue puisque l’appel d’offres pour concevoir cette plateforme ne semble pas lancé ; l’horizon 2028-2029 est actuellement évoqué, sans certitude. « On ne comprend pas qu’une telle plateforme ait un budget de 5 millions ! », déplore Denis Guérin.

Le CTEB devra donc continuer à combler le déficit de la vente de livres adaptés en braille avec la marge dégagée sur ses prestations aux entreprises : édition de relevés bancaires, actualité littéraire, cartels d’expositions, supports de recherche scientifique, cartes de visite, livres-jeux avec texture et relief, plans, signalétiques, menus de restaurant, carte de France en puzzle, supports pédagogiques, journaux municipaux, etc. Si les usages du braille se sont multipliés, il est un domaine où il est en péril : la musique. Le braille musical n’est plus enseigné, à l’INJA comme partout ailleurs en France semble-t-il, condamnant les nouveaux musiciens aveugles à jouer d’oreille. Et là, les technologies numériques sont totalement inopérantes.

Quel avenir ?

Le braille dispose depuis peu d’un Groupement d’Intérêt Public pour le défendre et développer, dont la présidence est confiée à Thierry Cerri, maire de Coupvray, le bourg de Seine-et Marne où Louis Braille est né en 1809.

Thierry Cerri

Question : Quel sentiment ressentez-vous à diriger la municipalité d’une ville connue dans le monde entier ?

Thierry Cerri : Connue dans le monde entier, j’aimerais bien qu’elle soit connue et reconnue dans le monde entier ! Ça voudrait dire qu’on parle du braille et c’est le sujet le plus important. Aujourd’hui, on connaît les problématiques du braille dans l’apprentissage, avec les nouveaux systèmes électroniques existant au travers des téléphones et autres. Je pense qu’on ne demanderait pas aujourd’hui à des voyants de ne plus apprendre l’alphabet parce qu’on a des outils qui permettent d’entendre et d’écouter… Le braille est important, et nous sommes très fiers d’avoir été la commune natale de Louis Braille, et de permettre au monde des non-voyants et des malvoyants de s’ouvrir à la culture, à l’art, aux métiers, à la vie tout simplement.

Question : Quels sont les aspects positifs et négatifs de cette notoriété ?

Maison natale de Louis Braille, à Coupvray

Thierry Cerri : Les aspects négatifs, c’est le poids de l’histoire et de l’héritage, qui est très important. On a hérité en 1954 de la maison natale de Louis Braille, mais pas de sa gestion, elle était dirigée à l’époque par l’ancêtre de l’Union Mondiale des Aveugles. C’était difficile de travailler avec elle puisque son siège change tous les ans d’un pays à l’autre, pour trouver un interlocuteur et travailler au devenir du musée [installé dans la même maison natale NDLR] c’était relativement compliqué. On a eu cette chance que l’UMA ait donné à la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France une délégation de gestion, de façon à pouvoir créer un GIP et travailler de concert pour faire reconnaître le musée Louis Braille, sa maison natale, et aussi le braille.

Question : Vous présidez ce GIP dont c’est le premier grand événement. Quelles sont sa vocation et ses projets ?

Thierry Cerri : C’est donner de l’importance au musée Louis Braille, fédérer autour du GIP, et faire inscrire le braille à l’UNESCO sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité [Il est inscrit sur la liste du patrimoine Français depuis 2023 NDLR]. On collabore avec l’Allemagne pour faire reconnaître le braille au niveau mondial, ce qui permettra de travailler avec tout le monde sur cette cause.

Question : En France tout remonte à l’État. L’État et le braille, ça fait bon ménage ?

Thierry Cerri : Je ne sais pas si ça fait vraiment bon ménage. Des actions sont menées par l’État, est-ce qu’elles sont assez fortes ? Je pense que non. Aujourd’hui, pour se faire entendre, il faut avoir une seule voix et c’est le but du GIP de regrouper toutes les voix pour que l’État ait un interlocuteur pour faire avancer les causes et les principes.

Laurent Lejard, octobre 2025.

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