Des clients indifférents à la danse tahitienne, qui viennent boire ici comme ils iraient ailleurs pour voir de belles femmes supposées offertes, sexualisées. Mais ce soir, un enfant sourd appareillé est dans la salle; il s’ennuie et regarde sa tablette tout en éteignant sa prothèse, le brouhaha des conversations le gène. La musique commence, il en ressent les vibrations et se déchausse puis parcourt le club en chaussettes, enlace les poteaux de bois, puis s’assoit au plus près de l’orchestre. Et la Vahiné est là face à lui, ondulante, ses mains ses bras son corps évoquant les arbres et leur bruissement, les chants d’oiseaux, la lumière, la brise, une danse inspirée de la nature et de ses éléments, que l’enfant ressent et dont il partage les sensations. Subjugué de beauté. Et la rencontre se fait entre l’enfant signant et la danseuse, une passerelle entre deux mondes. Tel est l’argument de La Vahiné, court-métrage réalisé par Camille My Giang et qui est en recherche de diffuseurs.

Camille est danseuse cinéaste. Un parcours atypique pour cette bientôt trentenaire franco-vietnamienne dont les origines s’étendent de Quincy (Cher) au Vietnam que sa famille a fui : école de commerce puis école de cinéma, de nombreux voyages de par le monde, l’apprentissage de la danse à Londres après des cours de gymnastique rythmique. Et ces deux passions sont réunies dans son premier court-métrage, La Vahiné (bande-annonce sur Vimeo), hymne à la danse tahitienne. Pas celle des clubs à touristes : « La danse tahitienne ‘ote’a est celle des cartes postales, explique-t-elle. Le style ‘aparima met les mains en valeur, la danse raconte une histoire à l’unisson de ce qui est chanté. » Une évocation dansée, donc. « Dans le film, elle est perçue par l’enfant, et progressivement on entend le chant. Elle dépeint ce que l’enfant imagine. » Un enfant sourd qui évolue de l’indifférence à la surprise. Étonnamment, ce court-métrage n’a pas été tourné à Tahiti, mais à… Londres, en octobre 2019. « J’ai appris là-bas avec des danseuses tahitiennes, l’une née d’un père Samoa et d’une mère hawaïenne, Kanani Lokelani Asuega, championne du monde de danse tahitienne l’an dernier. Je suis trois heures de cours chaque jour. On apprend à Tahiti à jouer du pouvoir féminin, mais avant d’interpréter la danse tahitienne, on est invité à la ressentir dans notre corps. On se charge corporellement des percussions pour les restituer, en dansant pieds nus pour sentir les vibrations. »

Camille My Giang a su sublimer à l’écran l’expressivité de Kanani Lokelani Asuega. Mais pourquoi a-t-elle créée la rencontre avec un enfant qui s’exprime en langue des signes ? « Depuis mon premier cours de danse, j’ai à l’esprit cette histoire de langue des signes dansée. Je suis franco-vietnamienne, et dans ma famille on a développé une langue des signes pour communiquer avec mes grands-parents, un langage non verbal. La langue des signes m’a toujours fascinée. Et j’ai choisi un enfant pour qu’il n’ait pas un regard érotique sur les danseuses polynésiennes. » L’introduction du film montre en effet des gens qui s’arrêtent au corps des vahinés, sans voir la profondeur de leur danse. « Les mains qui se posent sur le corps, les coconuts, je l’ai vécu, ajoute Camille. De la violence subtile. »

Timéo

C’est grâce à l’annonce publiée par Camille que Timéo von Bohdziewicz Dolenga, 11 ans au moment du tournage, a joué dans ce film : « Une amie m’en a parlé, explique sa maman. Il a envoyé sa candidature et a été sélectionné. Il n’a pas eu peur, je le filme régulièrement en tournant des petits films humoristiques publiés sur Facebook. » Le tournage se déroulant à Londres (Angleterre), Timéo a également découvert cette capitale : « La rencontre était bien, sans malentendu, commente-t-il. J’étais content, c’était différent de la France. On a passé trois jours à Londres, le tournage m’a occupé par demi-journées. J’ai visité le London Bridge, vu Big Ben, des boutiques. » Il s’est plié à la discipline du tournage en rejouant les scènes plusieurs fois pour les différents plans de prise de vue, en communiquant avec une interprète en langue des signes dont la mère jouait le rôle de sa maman : « J’étais soulagé parce que tout le monde s’est adapté à moi, j’étais très content de cette expérience-là. La danse m’a beaucoup touché, c’était très beau. En fait, on dirait comme une autre langue des signes. C’est le corps et les mains qui expriment, c’est proche du chansigne. J’ai senti les vibrations, c’était agréable, alors que je vis sans repères sonores. J’ai ressenti une émotion très riche, puissante, c’était beau, j’étais surpris. » Et Timéo espère que cette première expérience professionnelle sera suivie d’autres.

Réalisé avec un tout petit budget, 6.000 euros dont la moitié récoltée via un financement participatif, La Vahiné est toutefois sélectionné dans trois festivals, deux aux États-Unis (Divulge Dancers’ Film Festival et American Indian Film Festival) et le 3e en Angleterre (Aesthetica Short Film Festival), des compétitions qui se feront à distance. Camille My Giang est en discussion pour une diffusion télé en France, un journal de Tahiti l’a évoqué grâce à un documentariste informé de la sélection anglaise : « Il n’y a pas encore eu de projection publique, sauf pour l’équipe du film et des contributeurs. » Au-delà de l’aventure de ce premier court-métrage, elle se projette déjà dans sa continuation : raconter l’histoire d’une danseuse à laquelle on a volé son corps, et qui pourrait reprendre confiance par la langue des signes en relation avec un adolescent sourd, en créant un espace pour eux deux. Danse et signe à l’unisson.

Laurent Lejard, octobre 2020.

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