Dans le cadre de l’indemnisation du dommage corporel, le règlement des préjudices coûte très cher aux compagnies d’assurances et aux fonds de garantie, qui n’hésitent pas à mandater des enquêteurs privés payés par eux pour suivre les victimes à l’extérieur de leur domicile pendant plusieurs jours pour déterminer leurs mode de vie, déplacements, comportements, et plus exactement pour démonter leur autonomie. Ils tentent alors, à l’appui de ces rapports d’enquêtes qu’ils versent aux débats, de discuter et minimiser lors des expertises médicales – amiables ou judiciaires – différents postes de préjudice et notamment ceux qui leur coûtent le plus cher : les besoins en tierce personne, le préjudice professionnel, et le taux d’invalidité.

Cette pratique est nouvelle, elle est inadmissible, elle n’aurait pas dû voir le jour il y a quelques années, elle ne s’explique que par les changements de mentalité et par l’importance que les juges et les médecins experts lui accordent. C’est en réalité le reflet d’une perte de pouvoir du monde judiciaire et du monde médical, la banalisation d’un monde qui ne défend même plus la vie privée des personnes handicapées et qui, mieux encore, leur inflige une expertise et un jugement inéquitables.

La minimisation d’un handicap dit « invisible »

L’indemnisation des victimes, notamment les personnes traumatisées crâniennes, est en effet difficile à mettre en oeuvre car ce handicap ne se voit pas d’emblée ou, plus exactement, on ne peut voir réellement les conséquences de celui-ci dans la vie quotidienne qu’en vivant avec elles. Les problèmes de mémoire et d’orientation dans le temps et dans l’espace, le manque d’initiative, les besoins de stimulation et d’encadrement sont vécus par les familles, les proches, et toujours discutés par les compagnies d’assurances et les Fonds de Garantie qui minimisent le règlement des postes qui déterminent l’avenir de ces victimes, ce qui coûte le plus cher, leur autonomie à travers la réparation des besoins en tierce personne, mais aussi le préjudice professionnel et le taux d’invalidité. 

En effet, ce handicap dit « invisible » profite souvent aux régleurs, d’où l’importance de faire appel à des avocats et médecins conseils de victimes spécialisés. Cette remarque est également vraie pour tous les handicaps importants, notamment pour les personnes blessées médullaires, puisque les régleurs contestent avec plus de véhémence ce qui leur coûte cher, il faut comprendre qu’ils défendent avant tout leurs droits.

C’est ainsi que depuis peu, pour les dommages corporels importants, les compagnies d’assurance et Fonds de garantie font appel fréquemment à des détectives privés, ce qui est des plus choquants. Ils versent ainsi aux débats des rapports d’enquêtes qu’ils paient à des professionnels pour discuter des préjudices et tenter d’établir que la victime est plus autonome que ce qu’elle a montré ou déclaré lors des expertises médicales.

Une pratique légale…

Malgré que ce soit fort discutable, cette pratique est légale. Alors qu’il est certain qu’en tout état de cause, un détective privé mandaté et payé par une compagnie d’assurances ou un Fonds de garantie ne peut à l’évidence apprécier un handicap : il n’est pas médecin, il prend des photos et des films, il ne reproduit pas les discussions, il décrit ce qu’il voit et ce qu’il comprend. Ses conclusions sont personnelles et souvent hâtives et, surtout, pas médicales. Payé par la partie adverse – le régleur -, non contradictoire, et non médical, on ne comprend pas comment un tel procédé peut être retenu et même être discuté lors des expertises médicales. Pourtant, ces enquêtes deviennent la principale discussion pour l’évaluation des postes de préjudices.

Les médecins experts ont à leur disposition les pièces médicales – qui sont très nombreuses dans ce type de pathologie, les imageries, les bilans neuropsychologiques, les bilans des orthophonistes, des ergothérapeutes et des kinésithérapeutes – les rapports de médecins conseils des parties, leur propre examen et diagnostic : ont-ils besoin d’un rapport de détective privé pour remplir leur mission et évaluer les préjudices des victimes ? Ils sont médecins et nous sommes dans le cadre d’une expertise médicale, c’est à n’y rien comprendre.

A l’évidence, on doit retenir les pièces médicales, le parcours médical de la victime, sa pathologie, et non les éléments disparates, triés, non qualifiés et non contradictoires, tel qu’un rapport d’enquête privée. A défaut, il n’est plus nécessaire de désigner des médecins experts qui, au surplus, sont souvent spécialisés pour évaluer les séquelles médicales des victimes, et les juges devraient – ce qu’ils ne font pas – désigner ou adjoindre des enquêteurs privés dénués de toute compétence médicale pour évaluer avec les médecins les besoins, notamment en autonomie, des victimes.

Des rapports non contradictoires

Il ne faut pas non plus perdre de vue que ces rapports non contradictoires ne sont pas objectifs, ce sont des morceaux choisis et triés par la partie adverse de la vie des victimes. On ne sait même pas si, en réalité, des journées d’enquête ne sont pas communiquées, quand la victime ne sort pas de chez elle, ou seule, ou fatiguée, avec un comportement montrant ses difficultés. Des constatations qui existent mais n’ont pas été produites par la partie adverse. On sait, surtout lorsque l’on est médecin et que l’on connaît ces pathologies très lourdes, qu’une personne gravement handicapée a aussi ses bons et ses mauvais jours, mais pour elle, les mauvais jours seront beaucoup plus importants, plus longs et bien plus difficiles à surmonter et à vivre qu’une personne valide. C’est une honte de se servir d’une partie de sa vie privée, par morceaux triés et non contradictoires, contre elle pour l’évaluer. Il est inadmissible que l’évaluation du dommage corporel de victimes gravement handicapées soit notamment fondée sur un rapport d’enquête de détective privé non contradictoire payé par les régleurs et qui n’est pas médecin.

Pourtant lors des expertises médicales, mêmes lorsqu’elles sont judiciaires, les experts judiciaires qui sont des médecins, discutent et prêtent de l’importance à ces enquêtes privées pour l’évaluation de la tierce personne notamment et de l’autonomie en général. Les déclarations de la victime et de ses proches sont alors remises en cause, ils sont en accusation, on ne discute plus que du rapport d’enquête et on oublie de rappeler et de prendre en compte le dossier médical, le parcours médical de la victime, les rapports et diagnostics, la pathologie. Les régleurs ont gagné, ils ont semé le trouble avec un rapport d’enquête et des photographies. Des photographies remplacent alors le diagnostic médical, ce qui est plus grave encore pour les personnes traumatisées crâniennes qui ont des troubles cognitifs et comportementaux. Leurs paroles et discussions ne sont mêmes pas reproduites dans ces rapports, on juge et on évalue leur autonomie sur des photos… Alors, pourquoi demander à un médecin, mieux encore spécialisé, de faire autant d’années d’études si finalement son diagnostic et son évaluation des postes de préjudices essentiels sont photographiques et non contradictoires.

La France a bien changé. On parle beaucoup du respect de la vie privée, des droits des personnes handicapées, des droits de l’homme… paroles et paroles, mais dans la réalité des indemnisations, lors des expertises médicales, on assiste à un déballage honteux de la vie privée des personnes handicapées qui sont fliquées par des détectives privés durant deux ou trois jours, avec vidéographies à l’appui, ce qui est inadmissible, et les régleurs s’en prévalent pour discuter les besoins des victimes, pour diminuer voire exclure leurs besoins en tierce personne notamment.

Qu’en est-il du respect de la vie privée ?

Les médecins experts amiables ou judiciaires ne devraient jamais oublier leurs compétences et leurs missions, leur rôle de spécialiste, l’examen des pièces médicales, le parcours de la victime, les imageries, leur examen et diagnostic, et arrêter de discuter et de visualiser ces enquêtes privées non contradictoires. Ils sont médecins et non inspecteurs, ni enquêteurs. Les victimes et leurs familles qui subissent ces expertises sont dégoûtées; elles sont victimes et elles se trouvent en accusation, devant justifier des images et leur vie sur un à trois jours alors que le dommage corporel est vécu par elle sur plusieurs années. Il faut être sérieux et arrêter cette pratique qui ne devrait pas avoir sa place dans le cadre d’une expertise médicale notamment.

Ces discussions sur la vie privée des personnes handicapées révèlent un malaise très grave dans notre société. Et surtout, on occulte le fait que, tant qu’elles ne sont pas indemnisées, les personnes handicapées vivent comme elles le peuvent, avec des provisions, qu’elles ont peur de l’avenir. Au stade de l’expertise médicale, elles savent qu’elles doivent encore attendre le jugement ou la transaction pour obtenir leur indemnisation, rien n’est dit. Ainsi, on confond souvent leurs besoins réels avec leurs possibilités immédiates, on les évalue sur du provisoire sans retenir leurs réels besoins qui découlent de leur pathologie et qui correspondent à la mission médicale de l’expert; et qui ne se définit pas sur un rapport d’enquête. 

Les médecins savent, au surplus, que l’attitude, les réactions et les besoins des personnes handicapées dépendent aussi de leur degré de fatigue, de leurs prescriptions médicamenteuses, de leurs réactions et situations souvent en opposition, et on ne peut pas se faire une idée médicale sérieuse de leur autonomie sur un rapport d’enquête privée, une vidéo et des photos non contradictoires et non médicales, payés par les régleurs et prises exclusivement à l’extérieur de leur domicile. Ces victimes ne vivent pas dans la rue, et comment alors apprécier leurs besoins à domicile, par déduction de ce qui est vu sur un montage photos et commenté par un enquêteur prive. Pauvres victimes !

La nécessité d’une vision médicale à long terme

Enfin, et à l’évidence, les besoins d’une personne handicapée ne peuvent s’évaluer uniquement sur son mode de vie à un moment précis de quelques jours. Que dire d’une victime dont les proches ne peuvent s’occuper pleinement car ils ont aussi leur vie privée, leur travail, leurs difficultés et indisponibilités. Alors si l’enquête privée établit que l’on ne s’occupe pas de cette victime, qui est laissée seule tout ou partie de son temps, peut-on en conclure dans l’évaluation que ses besoins en tierce personne sont faibles ou inexistants, et qu’elle peut rester à l’abandon sans aide humaine, comme sur les photographies produites par l’enquêteur ? Cela n’a aucun sens et ne correspond à aucune justice. Surtout, ce n’est pas médicalement exact. Les besoins de la victime doivent être évalués en raison de sa pathologie, c’est la mission du médecin expert. 

Il faut que les médecins rétablissent aussi la balance de la justice, et remplissent leur mission sans parasitage. Leur compétence médicale est la meilleure des garanties pour les victimes. Il est inadmissible que les médecins ne discutent que très peu du dossier médical, du parcours médical de la victime et que son évaluation se polarise sur un rapport d’enquête d’un détective privé.

Une pratique légale… mais à combattre

Certaines compagnies d’assurances n’hésitent pas non plus à visualiser les comptes Facebook, Instagram, les publications intimistes des victimes, à en verser des extraits aux débats lors des expertises médicales. Où allons-nous ? Je déplore ces pratiques d’un autre temps et je ne cesserai de les dénoncer et de les combattre. La victime d’un dommage corporel doit être évaluée par les médecins experts uniquement sur ses pièces, son parcours médical, sa pathologie, son examen et son diagnostic. Les victimes d’un grave dommage corporel, ne l’oublions jamais, ont droit à tout notre respect et le montant des indemnisations qui leur sont dues, qui sont importantes, ne doivent pas pour autant permettre une violation inadmissible de leur vie privée, non contradictoire et sans fondement.

Catherine Meimon Nisenbaum, avocate au Barreau de Paris, décembre 2019.

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