Une décision du Conseil d’État agite une partie du secteur de l’habitat inclusif : un référé du 20 février dernier valide de fait la requalification en Établissement Recevant du Public (ERP) d’un immeuble d’habitation situé au Mans (Sarthe) dont les deux-tiers des 23 appartements sont loués par des occupants handicapés. La commission locale de sécurité a, suite à un contrôle du 14 avril 2022, considéré que la quinzaine de logements ainsi occupés constituait un ERP sans que les règles spécifiques de sécurité incendie soient respectées. Le bailleur social Podeliha n’a pu, ou voulu, mettre l’immeuble en conformité : logiquement, le maire du Mans a pris un arrêté de fermeture dont la validité est désormais reconnue par la plus haute juridiction administrative. Une décision rendue en référé et qui ne fait pas jurisprudence. Pourtant, les organismes engagés dans l’habitat inclusif ou partagé redoutent la remise en cause de leurs réalisations et projets qui seront financés pour 7.900 résidents à l’horizon 2030.

Les acteurs de l’inclusif inquiets

Cette nouvelle forme d’habitat lancée à l’automne 2017 par la secrétaire d’État aux personnes handicapées d’alors, Sophie Cluzel, constitue selon la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA) « une forme « d’habiter » complémentaire au domicile (logement ordinaire) et à l’accueil en établissement (hébergement). Il s’agit de petits ensembles de logements indépendants, caractérisés par la volonté de ses habitants de vivre ensemble, et par des espaces de vie individuelle associés à des espaces de vie partagée, dans un environnement adapté et sécurisé. » On pourrait les qualifier de mini-établissements d’hébergement, sauf que les occupants ont signé un bail, ce qui en fait théoriquement des locataires comme les autres. « L’habitat inclusif est difficile à classer pour le ministère de l’Intérieur, constate Evolène de Gentil, directrice générale de Maison Madeleine. Loger ensemble plusieurs personnes dépendantes émet un risque. Et l’avis du Conseil d’État rend prudent, des investisseurs se retirent déjà. »

Projet d'habitat partagé de la Maison Madeleine à Magny-les-Hameaux dans les Yvelines

Son organisation porte des projets, non encore opérationnels, et participe au comité Habitat partagé : « Cela fait plusieurs années que l’on dit qu’il faut revoir la sécurité incendie, c’est dans le rapport de Denis Piveteau sur l’habitat inclusif. » Co-rédigé en juin 2020 par ce conseiller d’État, et Jacques Wolfrom, directeur général du groupe Arcade, il évoque l’élaboration d’« une doctrine stabilisée sur les contraintes liées à la sécurité incendie » distincte de celle des ERP. « On relève différentes interprétations de la réglementation ERP, qui a 43 ans, ajoute Evolène de Gentil. Sous couvert de risque, il faut être raisonnable : si on demande aux bailleurs sociaux d’appliquer ces règles, ils ne prendront plus le risque de loger des personnes handicapées ou âgées. Il faut tout faire pour que les personnes fragiles se sentent en sécurité, mais comment élaborer des solutions ? »

De son côté, la Fédération Soliha a réalisé une dizaine de projets d’habitats inclusifs de taille variable. « On peut aller jusqu’à 20 logements, précise Eric Malvergne, coordinateur Réhabilitation accompagnée, avec des petites unités de quatre ou cinq en milieu rural. Or le ministère de l’Intérieur nous a dit le 20 mars que l’on passe en ERP dès qu’il y a plus de six logements regroupés. Ce qui est incroyable, c’est que c’est annoncé maintenant alors que des projets ont été lancés et financés ! On nous avait dit que ce n’était pas un sujet, que les logements inclusifs n’étaient pas des ERP. On a supposé que les consultations avaient été faites, qu’on pouvait y aller. Et maintenant, il y a un conflit entre administrations ! » Conflit résultant d’une prise de position de Sophie Cluzel : « Nous ne créerons pas de nouvelles normes, clamait-elle dans Batiweb en janvier 2021. Nous avons aujourd’hui l’arsenal nécessaire en termes d’accessibilité et d’adaptation des logements. » Mais pas de sécurité incendie. Et la ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur, Dominique Faure, enfonçait le clou le 21 mars dernier au Sénat : « Les porteurs de projet doivent intégrer que l’autonomie du public accueilli est un des critères déterminants du statut juridique de l’établissement. »

Parce qu’outre d’importantes modifications du bâti dont toutes ne peuvent pas être réalisées (tels l’élargissement des couloirs ou la création d’espaces d’attente pour l’évacuation des personnes) « il faut ajouter une veille de nuit, ce qui plombe la rentabilité, explique Eric Malvergne. Nous on porte le projet immobilier et locatif, des partenaires du handicap assurent le quotidien au domicile. Le dispositif réglementaire n’a pas été prévu par la loi Elan. » Ce qui est logique puisque l’article 129 de cette loi du 23 novembre 2018 est essentiellement financier, pour régulariser des pratiques, instaurer une conférence des financeurs et créer un forfait pour l’accompagnement des occupants par des personnels. Comment sortir de cet imbroglio ? « Il faudra accompagner les porteurs de projet pour passer en ERP, ou requalifier les projets, conclut Eric Malvergne. On souhaite une clarification. »

Le business du regroupé plombé en plein envol

Image de synthèse de la future résidence de Montigny-lès-Metz

Plusieurs promoteurs immobiliers se sont lancés dans l’habitat regroupé, pleinement concerné par la réglementation sur la sécurité incendie, dont le Messin Terralia Résidences comme toit ; sa première résidence de 25 appartements (soit autant que dans celle du Mans citée plus haut) sur 5 étages dont les locataires seront tous handicapés est en voie d’achèvement à Montigny-lès-Metz (Moselle), la seconde n’étant toujours pas en chantier trois ans après l’annonce de son lancement. « Nous prenons note de cette information, communique cette société. Cependant, en l’absence d’une connaissance parfaite du dossier et des griefs qui opposent la commune du Mans et la partie adverse il nous est impossible de procéder à une analyse sérieuse de ce jugement rendu par le Conseil d’État. Par ailleurs, et pour les mêmes raisons, il nous est impossible de savoir si nous pourrions être concerné par cette décision. » Se renseignera-t-elle auprès des pompiers de Metz ?

Créée en février 2019 et récupérée par des investisseurs suédois, Mobicap réalise des résidences meublées dont les appartements T2 et T3 sont accessibles et adaptés, avec domotique et offre de services à la personne. Bien que n’entrant pas dans le cadre légal de l’habitat inclusif, ses résidences tombent sous le coup de la doctrine du ministère de l’Intérieur : plus de six occupants handicapés = normes de sécurité Établissement Recevant du Public. « Je représente l’approche client, pour un public déshérité qui fait l’objet d’une prédation politique, affirme Alexandra Giacalone, directrice commerciale et marketing. Puisque les politiques ont du mal à faire du logement pour les personnes handicapées, on le réalise. » Actuellement, sept résidences d’un ou deux étages sur rez-de-chaussée sont ouvertes, quatre autres le seront l’automne prochain.

Plan-type d'un T2 Mobicap à Boulogne-sur-Mer

« On rencontre des pompiers dans notre activité, reprend Alexandra Giacalone. Dans nos résidences, on installe un capteur de chute relié à une centrale qui alerte les pompiers. La vérité, c’est qu’il y a un besoin avec des milliers de demandes mensuelles, et des pompiers qui ne sont pas en capacité de sauver des gens. Si on doit respecter un code de bonne conduite, une forme d’entente est possible. La loi sera toujours la plus forte en France. » Si ses résidences ont été bâties en fonction des normes de sécurité des Bâtiments d’Habitation Collectifs, Mobicap n’est « pas inquiet d’une requalification en ERP. Nous suivrons les préconisations des pompiers. Si ce sujet revient sur le devant de la scène, c’est qu’il y a un précédent. Mais c’est dommageable pour notre clientèle. » Espérons qu’entretemps elle ne périra pas dans un incendie…

Laurent Lejard, avril 2023.

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