Sans surprise, on retrouve parmi les victimes qui paient le prix fort de l’épidémie de coronavirus, ceux qui étaient déjà les plus mal lotis socialement, économiquement et sur le plan de la santé : personnes à la rue, détenues en prisons et dans les centres de rétention administrative, hospitalisées en psychiatrie, mais aussi résidents et personnels des établissements médico-sociaux accueillant des personnes âgées dépendantes (Ehpad) et des personnes handicapées. Souvent plus fragiles face au virus, elles sont aussi les grandes perdantes des mesures de confinement.

Depuis une semaine [au 25 mars NDLR], parfois avant, les centres qui hébergent les personnes âgées et un certain nombre de ceux qui hébergent des personnes handicapées sont fermés au public, dans le but de les protéger d’un virus plus dangereux pour elles que pour la population générale, du fait de leur âge et/ou de leurs pathologies. Sur le papier, cette décision est logique et bienveillante. Mais les conséquences de ce surconfinement ont-elles été anticipées, évaluées, prévenues et accompagnées ?

Résidents et soignants fragilisés.

En s’en tenant « seulement » à la réduction de l’exposition au coronavirus pour lesquelles ces mesures ont été adoptées, on peut déjà s’interroger quant au bénéfice dans les établissements où le virus est déjà entré, mais aussi à ceux qu’on ne connaît pas, faute de dépistage.

Comme sur le Diamond Princess, paquebot où les contaminations n’ont cessé d’être enregistrées durant sa quarantaine au large du Japon, les résidents et les professionnels se trouvent de fait surexposés au lieu d’être protégés du virus. Les premiers, parce qu’ils y sont enfermés nuit et jour et que cet enfermement est encore moins prêt d’être levé que des cas sont suspectés ou avérés, les seconds parce qu’ils ne disposent souvent pas du matériel de base nécessaire pour protéger et se protéger : « J’ai le sentiment de demander à mes équipes d’aller au front sans arme, dit un directeur d’établissement pour adultes handicapés. Les collaborateurs font le travail, sans protection particulière, on se bat pour les masques, on se bat pour les solutions hydro-alcooliques. »

Convertis en soldats sans armes, les professionnels sont empêchés de faire leur véritable métier qui n’est pas d’enfermer les gens, fut-ce pour leur bien, mais de les accompagner et de soutenir leur autonomie au quotidien. Les personnels soignants font beaucoup pour essayer de tenir le cap, pour apporter un peu d’affection aux malades ou aux résidents, pour expliquer une situation contraignante et complexe.

Une infirmière donne l’exemple d’un patient avec un syndrome de Korsakoff entraînant des amnésies à qui il faut réexpliquer (en vain) chaque jour qu’il ne faut pas faire la bise. Tâches rendues spécialement difficiles quand les effectifs, déjà limités d’ordinaire, sont encore réduits parce que des cas de coronavirus sont suspectés ou avérés ou parce que les soignants doivent aussi s’occuper de leur propre famille.

« Ils ont à peine l’air humain »

Faute de moyens humains, les interactions entre professionnels et usagers sont alors parfois réduites aux soins élémentaires avec des professionnels gantés, masqués (quand ils sont équipés), souvent stressés (a fortiori s’ils ne sont pas équipés). Une dame en Ehpad raconte : « Ils ont des lunettes, des masques, des gants et des écrans, heureusement pour eux, mais ils ont à peine l’air humain. »

L’enfermement institutionnel que dénonçaient les sociologues et philosophes Erving Goffman, Michel Foucault, Robert Castel est-il de retour ? Ce n’est pas ici une métaphore ni une emphase stylistique : les bâtiments qui ne l’étaient pas déjà sont bien verrouillés vers l’extérieur et, à l’intérieur, les pratiques de contention ne peuvent qu’augmenter.

Faute de moyens pour réorganiser les lieux et les circulations, comment empêcher une personne âgée démente ou avec des troubles psychiques importants qui présente des symptômes du coronavirus de déambuler dans les couloirs et d’entrer dans les chambres de ses voisins autrement qu’en l’enfermant dans sa chambre, voire en l’attachant à son lit ou son fauteuil (a fortiori si elle ne dispose pas d’une chambre individuelle) ? Faute de test de dépistage et d’espaces de confinement dédiés aux personnes contaminées, ce sont aussi toutes les personnes qui ne présentent aucun symptôme qui sont mises à l’isolement.

La fin de ce qui fait encore aimer la vie.

On en vient alors à la question de la santé mentale, du maintien de l’autonomie et des liens sociaux, un peu tout ce qui fait aimer la vie. La fréquentation des couloirs et la cigarette partagée avec les personnels et les autres résidents faisaient souvent l’essentiel de la sociabilité de certains établissements : c’est aujourd’hui proscrit. Aucune sortie n’est permise : « Hier je viens de refuser à une personne d’assister aux obsèques d’un parent proche (impossible de rester en famille après la cérémonie et aucun lieu d’accueil et de confinement pour gérer son retour). Je n’imaginais pas être placé devant ce type de situation », explique un directeur d’établissement.

D’ores et déjà privés de sorties et des visites des proches, des résidents le sont aussi des séances de kinésithérapie, des animations (séances de chant, de cinéma…). Pourront-elles encore partager un repas ? Rendre visite à un conjoint résidant dans une autre unité de l’établissement, ou à un·e ami·e co-résident·e avec qui elles jouaient aux cartes ? Des directeurs d’établissement zélés interdisent aux bibliothèques de venir faire des prêts d’ouvrages et les envois de livres ou d’autres objets par les familles sont parfois bannis au nom de la lutte contre l’épidémie alors même que des professionnels, des denrées, du matériel continuent forcément d’entrer dans les unités et dans les chambres.

Des résidents coupés de l’extérieur.

L’impossibilité pour les proches et les extérieurs de connaître concrètement ces nouvelles conditions d’existence et de soulager les personnels déjà surchargés en temps normal, accroît les conditions institutionnelles de la maltraitance des uns et des autres. Les Conseils de la vie sociale, instances composées de résidents, familles, représentants associatifs, des personnels et des organismes gestionnaires, censées faire vivre la démocratie participative dans les établissements d’accueil des personnes âgées et handicapées, ont été suspendus.

Hormis le téléphone et les réseaux sociaux pour les résidents peu nombreux qui les maîtrisent et y ont accès que reste-t-il comme lien avec l’extérieur, hormis des télévisions que les résidents regardent seuls dans leur chambre et qui diffusent en continu des images anxiogènes de l’épidémie ?

Quand ils entendent des personnes publiques déclarer « dans le poste » qu’aucun citoyen ne sera oublié et que la santé n’a pas de prix, peuvent-ils se croire encore citoyens ? Il est dit assez clairement que les personnes les plus âgées et les plus malades seront les premières victimes des choix à effectuer si les services de réanimation ne peuvent accueillir toutes les personnes en détresse respiratoire.

Le nombre de morts en Ehpad n’apparaît dans aucun bilan national alors que tout indique qu’ils paient déjà un lourd tribut. Pour celles qui ne contracteront pas le virus, un autre danger mortel plane aussi, celui de mourir de tristesse et de solitude.

Des causes sociales et politiques plutôt que naturelles.

Il serait tout à fait fallacieux d’invoquer face à ce drame des causes naturelles ou l’impuissance de la science face à une catastrophe inédite. Cette épidémie, sans être tout à fait banale, s’inscrit dans une histoire connue, engagée depuis plus de 20 ans avec la grippe H5N1 (1997, 2005), le SRAS (2003) et H1N1 (2009), face à laquelle la communauté scientifique internationale a été particulièrement active et efficace, mais sans que les inégalités de santé – à l’échelle de la planète et à l’intérieur de nos frontières – en aient été réduites. Bien au contraire, les politiques publiques laissent des territoires durablement isolés de la solidarité « globale ».

Depuis des années, les personnels hospitaliers n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme et de réclamer des moyens à la hauteur de leur mission : ils n’ont pas été entendus. Celles (les femmes sont de loin les plus nombreuses parmi les personnels soignants) et ceux qu’on applaudit tous les soirs à 20h sont en grève et descendent dans la rue depuis des mois. Ils pouvaient difficilement gérer l’ordinaire, ils ne peuvent donc pas faire face à l’arrivée en nombre de malades en détresse respiratoire, comme on le voit dans le Grand Est et, avec un petit décalage, en Ile-de-France.

L’hôpital public a été paupérisé en France, nombre de lits en chute libre depuis plus de 15 ans (-4 800 pour la seule année 2018), non-renouvellement des postes, moyens réduits au regard de l’augmentation d’activité… La France compte moins de lits en soins intensifs que la moyenne des pays développés : environ 3 pour 1000 habitants, enregistrant une baisse de 10% sur 10 ans.

« Le soin n’est pas la guerre »

Dans un système de santé publique faible, la diffusion de la pandémie de coronavirus a rendu nécessaires les mesures de confinement décrétées en France depuis le 16 mars. Rappelons que ce confinement généralisé s’est imposé en France – à la différence de la Corée et de l’Allemagne – comme stratégie par défaut, faute de dépistage massif qui aurait permis de confiner les personnes positives et de les soigner dans des espaces dédiés.

Voilà donc toute la société sommée d’entrer « en guerre ». Mais comme le rappelle très justement Pascale Molinier : « le soin n’est pas la guerre » et les professionnels ne devraient pas en être réduits à être des soldats sans armes.

Emmanuelle Fillion, sociologue, membre du laboratoire ARÈNES (UMR 6051), École des hautes études en santé publique (EHESP), mars 2020.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Suivre ce lien
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