Jungle : le titre cingle la couverture colorée au dessin naïf qui soutient « une traversée de l’autisme au féminin. » Scénarisé par Adélaïde Barat Magan et Justine Langlois, les deux autrices autistes ont synthétisé leurs expérience de vie dans le personnage de Gabi. On suit cette dernière depuis la naissance jusqu’à ses 26 ans, depuis l’enfance jusqu’au diagnostic tardif de l’autisme, sa lente appropriation sur fond de relations atypiques aux autres et à elle-même. Ce projet éditorial émane d’une dessinatrice et illustratrice « valide », Fanny Modena : « A la base, j’ai appris qu’il y avait énormément de femmes diagnostiquées sur le tard, et j’ai essayé de comprendre pourquoi, creuser un petit peu. Assez vite, j’ai trouvé ça un peu fou et je me suis posé beaucoup de questions, puis je me suis dit que ça pourrait être chouette de faire un projet autour du retard de diagnostic. Mais comme personnellement je ne suis pas concernée, j’ai publié un appel à candidatures sur Instagram et je suis tombée sur Justine et Adélaïde. »
Mais pourquoi évoquer leur vie, même adaptée-fusionnée dans un personnage de fiction ? « Pour Justine et moi, précise Adélaïde Barat Magan, il y avait cette envie de parler davantage de l’autisme, et quand on a vu l’opportunité de le faire à travers une BD, on s’est dit que c’était un support idéal parce que ça permettait de le représenter autrement et aussi d’avoir un ouvrage qui pouvait être accessible un peu plus facilement, plus créatif, donc ça nous a très vite tenté. Et après avoir rencontré Fanny, on s’est dit que ça matchait bien entre nous trois. L’idée commune était très bien alignée. » Et le personnage de Gaby est né : « On a fusionné nos histoires entre Adélaïde et la mienne, complète Justine Langlois, et donc c’est un personnage de fiction très largement inspiré de nos vies, 50-50 entre nous deux. Le groupe de parole, à la fin de l’histoire, ouvre une alternative, une autre histoire. » Toutes deux ont été diagnostiquées à la fin de leurs études supérieures, vers leurs 23 et 24 ans. « On a une expérience pas tout à fait similaire de l’errance de diagnostic, poursuit Justine. Mais dans la BD, Gaby va naviguer entre son diagnostic, qu’elle lit, et revisiter des moments de sa vie dont l’enfance et l’adolescence où elle va pouvoir mettre des mots sur ce qu’elle a vécu et ressenti tout au long de cette période où elle ne savait pas ce qu’elle était. »
« On voulait montrer comment le diagnostic permet une relecture de la vie de Gaby, appuie Adélaïde. C’est pour ça qu’on a accès à son passé, des moments où elle était vraiment persuadée qu’elle avait un défaut mais sans pouvoir mettre un nom dessus. Nous on a grandi avec cette idée que l’autisme c’était quelque chose de très mauvais, c’était une insulte dans les cours d’école, c’était représenté de façon très misérabiliste. Je les associais un peu à des fous quand j’étais enfant, et même quand on a commencé à me parler d’autisme avant le diagnostic, quand j’étais à la sortie de l’adolescence, ça me vexait énormément. Aujourd’hui j’ai plus du tout le même regard. » Elle déplore d’ailleurs que le DSM 5, répertoire des pathologies mentales, n’ait pas évolué depuis plus de 30 ans : « Il est resté sur des critères hyper arriérés et ça ne va pas aider dans le fait d’avoir une représentation de comment les femmes vivent leur autisme. Il était important pour nous de montrer que Gaby est une personne militante, ça nous tenait à coeur, comme on voulait parler du fort sens de la justice qu’on retrouve souvent chez les personnes neuro-atypiques et donc autistes. On voulait montrer une existence à l’intersection de deux luttes, la lutte féministe et la lutte antivalidiste qui ont encore du mal, je trouve, à se combiner. Justine et moi on en a fait l’expérience, et puis d’autres personnes qui ont un handicap se rendent compte que souvent on doit faire un choix entre féminisme et antivalidisme. Les femmes féministes militantes les plus reconnues et qui semblent les plus engagées n’ont pas de handicap, donc ce n’est pas forcément quelque chose qu’elles vont défendre, l’antivalidisme. Pour nous, c’était très important de montrer comment Gaby navigue dans les espaces militants en essayant d’ajouter sa voix et son expérience de femme autiste, sans qu’elle soit juste utilisée comme un petit étendard d’inclusivité pour montrer que les gens s’intéressent au handicap, seulement pour cocher des cases. On voulait montrer la convergence des luttes chez une personne qui, à la fois veut améliorer la condition des femmes, mais aussi des femmes autistes et donc des femmes handicapées en règle générale. »
Jungle résulte d’un travail en commun : « Ce n’était pas évident, justifie Fanny Modena. On a fait pas mal de résidences toutes les trois, passé beaucoup de temps ensemble. Dans mon travail, j’essaie de représenter les émotions, des petites choses ou des petits mots de manière un peu symbolique. Grâce à tous nos échanges, et la volonté de représenter les choses par des symboliques, l’idée de cette jungle était chouette parce qu’elle ajoute un défi esthétique, plus que juste représenter des personnages qui parlent entre eux. »
« L’autisme c’est toujours une jungle, intérieure comme extérieure, conclut Justine. C’est ce que Gaby ressent, mais c’est aussi un endroit dans lequel elle vit. Je dirais que oui, c’est toujours une jungle mais c’est pas forcément que dans le côté terrifiant, perdant j’ai envie de dire. Il y a plusieurs choses qui existent dedans, il y a des éléments que Fanny a représentés par des animaux, des plantes, plusieurs moments, plusieurs symptômes de l’autisme. Il y a des choses très étouffantes, d’autres plus fleuries qui vont l’aider à aller à des endroits qui vont la perdre, et après retrouver un autre chemin, etc. C’est un environnement qui est tout le temps présent, on l’a défini comme une jungle parce que c’était très aidant pour avoir plein de choses à raconter et à dessiner, mais ce n’est pas qu’une jungle effrayante, il y a beaucoup plus que ça derrière. »
Laurent Lejard, mai 2025.
Jungle, une traversée de l’autisme au féminin, par Adélaïde Barat Magan, Justine Langlois et Fanny Modena, éditions La ville brûle, 20€.