Jusqu’à ses 28 ans, elle ne voulait pas d’enfant : « Je pensais à moi, j’essayais de me faire plaisir et des choses que j’aime, confie-t-elle. A un moment, il fallait quand même bien gagner sa vie et je suis devenue enseignante alors que je n’en avais pas du tout envie. J’appréhendais, j’avais des mauvais souvenirs de ma scolarité au collège, du harcèlement en 6e, donc je craignais un peu les adolescents et les collégiens. » Cette crainte a pris fin quand la jeune femme vivant avec les séquelles d’une amyotrophie spinale a rencontré au quotidien des enfants qui lui ont ouvert l’esprit et ébranlé le stéréotype construit sous la pression sociétale : une femme quasiment paralysée ne peut pas faire un enfant. Le déclic de son désir d’enfant résulte de cet engagement dans l’enseignement, comme professeur de lettres modernes dans un collège, et de la rencontre d’êtres en devenir qui l’ont réconciliée avec une humanité qui l’avait jusque là quelque peu abîmée.
La girondine Sushina Lagouje, de son nom d’autrice, est entrée avec son compagnon dans un double parcours d’enfantement, envisageant simultanément grossesse et adoption. « Je ne sais pas si c’est propre à moi ou si le désir d’enfant est quelque chose d’extrêmement puissant pour tout le monde. Moi je sais que ça m’a rongée, c’était obsessionnel, et qu’à partir du moment où c’était lancé, je ne pensais pratiquement qu’à ça. Il fallait que j’y arrive et ça a été une découverte assez brutale à partir du moment où j’ai pris conscience que j’avais envie d’avoir un enfant. Mais j’ai du mal à l’expliquer de manière rationnelle. » Si l’adoption lui aurait évité un risque de santé, elle a rapidement abandonné cette voie. C’est donc vers l’enfantement qu’elle s’est dirigée, subissant un parcours douloureux, ponctué de rencontres contrastées avec des professionnels de santé : attentionnés à ses besoins clairement exprimés, brutaux ou dépassés par les contraintes liées au handicap d’une femme dont la mobilité des jambes et les capacités de positionnement sont réduites, du fait des rétractations musculaires et déplacement d’organes internes.
Sushina Lagouje détaille l’inadaptation des médecins et le peu d’humanité de certains praticiens à son égard : « Malheureusement c’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans nos vécus de personnes handicapées, et plus particulièrement de femmes handicapées, surtout dans le domaine de la gynécologie et de la maternité, très peu pensé par les professionnels de santé. On subit de la discrimination de leur part, tout comme on en subit dans le reste de la société. » Elle s’est appuyée sur les conseils de mères ou futures mères myopathes regroupées sur des réseaux sociaux, dans le mouvement d’handiparentalité, et sur la sage-femme Béatrice Idiard-Chamois qu’elle a consultée à l’institut mutualiste parisien Montsouris ; elle-même handicapée motrice, celle-ci l’a rassurée sur la viabilité de son projet maternel. Et après de multiples péripéties, tristes ou heureuses, elle a donné naissance à une fille il y a cinq ans : prématurée mais viable. « Elle m’a toujours connue avec le fauteuil roulant, c’est un élément normal de notre vie, un moyen de transport pour elle, un tabouret, un toboggan. Elle interagit avec moi et le fauteuil de manière ludique et naturelle. Elle voit que ça étonne les autres enfants, et qu’ils n’ont pas l’habitude de voir des mamans en fauteuil roulant. »
En tant que femme handicapée dépendante, Sushina Lagouje, évoluant dans le courant féministe antivalidiste forcément contestataire, a dû également affronter une contradiction sociopolitique en entrant dans le modèle traditionnel de la femme qui va se marier pour faire un enfant, du couple « bourgeois » installé, et mène une vie de famille standard. « C’est une contradiction, mais en même temps personne ne voit une femme avec mon type de handicap avoir un enfant. Dans ce désir, il y a quelque chose de subversif, on va là où on ne nous attend pas et on dit ‘j’ai droit aussi à cette banalité, comme pour les personnes valides, de fonder une famille’. Je ne trouve pas ça contradictoire avec le féminisme dans le sens où l’idée, c’est pouvoir assumer ses choix et ses désirs. Cette liberté est fondamentale. »
Laurent Lejard, septembre 2025.
Une grossesse ordinaire, par Sushina Lagouje, éditions Double Ponctuation, 12,99€ au format numérique, 18€ en librairie.