L’interprète LSF « planté » au bord de la scène serait-il en voie de disparition ? Depuis 1992, Accès Culture agit pour l’intégrer à l’action scénique, afin de rendre l’adaptation plus fluide et ne pas affoler le regard des spectateurs Sourds qui doivent à la fois fixer l’action et l’interprète. Une intégration qui nécessite l’adhésion de chaque équipe artistique et qui a connu, fin février dernier, sa consécration : l’opéra comique Don Pasquale (Gaetano Donizetti) a été représenté à Montpellier avec, en complément des chanteurs lyriques, deux comédiens-interprètes LSF, Katia Abbou et Vincent Bexiga. Avec une introduction en langue des signes rideau fermé, qui a à la fois intrigué et ravi spectateurs et critiques. Une réussite exceptionnelle ? C’est justement ce que ne veut pas Accès Culture : son action vise à rendre « ordinaire » cette présence, et c’est ce qui ressort d’un court séminaire qu’elle a organisé à Paris fin mars.

Comment Accès Culture procède-t-elle ? « On reçoit au printemps la programmation des théâtres partenaires pour la saison suivante, explique Priscillia Desbarres, chargée de communication. On l’épluche et on propose aux théâtres ceux qu’on pourra adapter en LSF. Ce ne sont pas seulement de simples traductions. L’adaptation vise à intégrer la traduction au spectacle, ce qui implique que les compagnies soient volontaires, sans qu’elles soient perturbées par l’intégration de cette langue et du comédien LSF dans leur processus de création. Cette adaptation ne peut pas toujours être intégrée comme on le voudrait, mais on s’accroche, malgré des délais parfois trop courts. »

L’un des obstacles est l’éloignement entre la compagnie et Accès Culture, basée à Paris et dont la plupart des collaborateurs habituels sont Franciliens. Si pour Contact, de Philippe Decouflé, les répétitions se passaient à Paris, c’est plus compliqué quand les créations se font hors région parisienne. « Nous essayons de faire en sorte que les collaborations se passent au mieux, complète le directeur d’Accès Culture, Frédéric Le Du. Et il y a un gros travail de sensibilisation qui est fait auprès des compagnies. Certaines sont très sensibles à ces questions, la Compagnie Tourneboulé a, par exemple, souhaité que l’adaptation LSF du spectacle « Les Enfants, c’est moi » soit présentée au Festival d’Avignon. Et Don Pasquale est le premier opéra qui a été adapté en LSF avec deux comédiens chansigneurs. C’était tout un processus d’investissement, notamment financier, près de trois mois de travail. »

Un opéra qu’a particulièrement apprécié Victor Abbou, célèbre comédien Sourd : « Don Pasquale, une cinquantaine de comédiens, en italien, une traduction en deux semaines seulement en LSF. C’était mon premier opéra, une organisation énorme. Je n’ai pas tout compris, mais c’était le plaisir de voir l’histoire. Trois heures d’opéra, j’étais sous le charme, très content d’y être allé. J’avais déjà vu des spectacles, mais avec une traduction en bord de scène, séparée, en habit de ville. Là c’était un vrai succès, magnifique. C’est un modèle pour des pratiques à venir. » Et un excellent moyen de populariser la langue des signes : « C’est la mentalité française, exprimait l’un des participants au séminaire. En Allemagne, la langue des signes est d’une grande égalité, dans la rue par exemple. En France, on ne fait pas forcément des choses à égalité, utiles. Une adaptation permet de faire venir les gens. »

Mais quand il n’est pas possible de réaliser une intégration, faut-il maintenir l’interprète en bord de scène : « Ça me déçoit, on est totalement aliéné à l’interprète, on a une perception gruyère, déplore Victor Abbou. Quand la scène est vaste, on a l’impression d’être à Roland Garros : quand on navigue de l’un à l’autre, c’est compliqué pour comprendre, le public s’interroge sur ce qu’on fait en bougeant la tête à droite et à gauche ! A Montpellier, j’ai été agréablement surpris que des spectateurs soient interloqués par l’introduction LSF devant le rideau fermé. » Un propos qu’appuie Priscillia Desbarres : « Avec la compagnie la Part des Anges de Pauline Bureau et Laurent Valo, on a réussi pour Dormir 100 ans à faire une très belle adaptation. L’introduction est même un exemple de ce qu’on peut faire de mieux. Pour l’annonce sur l’extinction des portables, Laurent Valo était traduit par le comédien entendant pour expliquer qu’il était sur scène pour adapter la pièce. Ils demandaient tous les deux au public d’éteindre leur portable et leur souhaitaient une bonne représentation. Un moyen pour les entendants de comprendre la place du comédien LSF et l’importance de la présence de cette langue pour le public Sourd. »

Et lorsque ce n’est pas possible ? : « Quand on ne peut pas être intégrés, on s’efforce de laisser des temps de pause pour laisser un équilibre entre action et traduction, précise Anne Lambolez, comédienne entendante et interprète. Par moments, il peut y avoir des décalages avec l’action mais on ne cache rien aux spectateurs, même si ça peut faire bizarre, on en est conscients. En isolant le comédien en LSF, on le coupe de l’action. On peut se retrouver avec un metteur en scène qui ne veut pas de langue des signes sur une action, on a beau expliquer que c’est comme couper le son pour les entendants… Pour My (petit) Pogo, j’ai pu m’approprier le texte et l’action pendant la répétition, et les comédiens devaient faire attention à ne pas passer devant moi pour ne pas couper la communication. Il y a encore parfois des loupés, mais ça se passe de mieux en mieux. Et les services des relations avec le public des théâtres nous disent que la langue des signes ajoute une valeur au spectacle. » Le spectacle vivant avec langue des signes intégrée semble donc avoir de beaux jours devant lui !

Laurent Lejard, avril 2019.

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