Voilà un ouvrage indispensable à la compréhension de l’évolution du statut social des personnes sourdes en terre de France ! En 350 pages, Yann et Angélique Cantin recensent plusieurs dizaines de personnalités sourdes qui ont marqué leur temps. Aristocrates, écrivains, journalistes, peintres, sculpteurs, enseignants, grands-bourgeois, tous montrent que la surdité n’a pas entrainé systématiquement leur mise à l’écart, bien au contraire. Quelques-uns ont influé sur le droit, les arts, la société. Yann Cantin est connu pour ses activités de guide-conférencier dans des musées, mais moins en tant qu’historien et maitre de conférences à l’université de Paris VIII. Son épouse, Angélique, est généalogiste professionnelle, son parcours a été présenté en 2013 dans l’émission L’Oeil et la main, documentaire à revoir en ligne. A travers les biographies détaillées des personnalités étudiées, les deux auteurs retracent l’histoire des Sourds au fil des siècles et éclairent celle-ci de péripéties méconnues jusqu’alors.

Question : Qu’est-ce qui vous a motivés à réaliser ce dictionnaire des Sourds de France ?

Yann Cantin : 
C’est surtout Angélique qui en a fait la suggestion. Elle est généalogiste, j’ai fait appel à elle pour retrouver des documents en lien avec ma thèse [« Les Sourds-Muets de la Belle Epoque, une communauté en mutation » NDLR]. J’ai souvent protesté contre l’insuffisance et l’imprécision des informations biographiques des protagonistes de l’histoire des Sourds. De nombreux auteurs se recopient entre eux sans vérification, ce qui fait que l’erreur se retransmet. J’avais perdu du temps à traquer les erreurs des autres auteurs…

Angélique Cantin : 
Je lui ai suggéré de l’aider, et dans mes recherches archivistiques, j’ai vu des éléments intéressants, mais Yann n’a pu en évoquer dans sa thèse. Donc, l’idée de faire un ouvrage consacré aux biographies et généalogies de personnages historiques sourds comprenant ces éléments accumulés durant les années de thèse est arrivée. Ensuite, grâce à mes contacts dans le milieu généalogiste, on a pu proposer notre projet à notre éditeur, Archives et Culture, qui a aussitôt accepté. Heureusement, puisque le livre s’est vendu à plus de 1.500 exemplaires en 15 jours : du jamais vu !

Question : 
Pourquoi arrêtez-vous ce dictionnaire au début du XXe siècle ?

Angélique : 
Pour des raisons pratiques. Nombre de ces documents généalogiques, comme les actes d’état-civil, ne sont pas accessibles s’ils ont moins de 75 ans, et de plus, on a choisi de mettre une grande distance temporelle. Et d’autre part, comme c’est un dictionnaire biographique, il est bien plus facile de respecter la vie privée quand on est à plus grande distance, que si l’on étudie des vies de nos jours. Cela nous facilite aussi le travail, car il y a tellement de choses à faire et à faire connaître en matière d’histoire des Sourds ! Toutes ces personnalités sont tombées dans l’oubli, et on ignorait leurs liens avec la haute société française, comme Pierre Pélissier avec le poète Alphonse de Lamartine. C’est pourquoi on a choisi de se positionner sur cet intervalle de temps.

Yann : 
Et d’autre part, il y a aussi l’impact de Milan, le congrès qui a poussé au bannissement des écoles de la langue des signes, et donc au désastre éducatif des Sourds durant le XXe siècle, et encore de nos jours. Cela conduit ainsi à la disparition de personnalités marquantes, visibles, qui ont un parcours hors du commun. Ce qui nous a frappé, c’est le grand basculement dont la période pivot semble se situer aux années 1920, période où la médicalisation de la surdité s’est davantage accrue, suite aux blessures de la Première guerre mondiale. Cette médicalisation semble avoir entraîné une médicalisation de l’éducation des enfants sourds : priorité aux soins, et non à l’instruction.

Question : 
Quelques-unes de ces personnalités sont connues du grand public, tel l’Abbé de l’Epée, et d’autres seulement des « initiés », quels étaient vos critères de choix, le champ de vos recherches et sa complexité ?

Yann : 
La base commune du choix, c’est la volonté de ces personnes à sortir du lot, de la condition classique des Sourds : être invisible, et se contenter de leur sort. Ainsi, ces vies, intéressantes à plus d’un titre, nous éclairent vraiment sur le fait qu’un Sourd ou une Sourde peut réussir à s’en sortir en se battant, mais également, en saisissant les bonnes opportunités au bon moment. Pour cela, il est donc nécessaire d’avoir une bonne éducation ou un soutien familial fort. Mais également d’avoir un sacré caractère pour refuser de se résigner comme on le voit avec François Lucien Guillemont dont la mère meurt sur une route de campagne, ou avec Madeleine Le Mansois qui combat son oncle judiciairement pour avoir le droit de se marier ! On cherche à montrer que ces personnes ont su tirer leur épingle du jeu, et donc que la surdité n’est pas une sorte de naufrage, même si l’on a pas été scolarisé. La difficulté, c’est d’accéder aux informations dans les archives, comme Angélique l’a évoqué. On passe vraiment du temps à comprendre les relations entre ces personnages, savoir s’ils se fréquentaient ou pas, puisqu’ils font vraiment partie d’une communauté. Je tiens à préciser que ce n’est pas une communauté fermée sur elle-même : elle était davantage ouverte sur la société. Ces personnes insistent sur l’importance de l’instruction écrite qui permet aux Sourds de s’émanciper.

Angélique : 
La méthodologie que l’on emploie tous les deux est à la fois celle de l’Historien et de la généalogiste. Retrouver les traces dans les archives est très facilité actuellement avec la numérisation des supports et la reconnaissance automatique de l’écriture. Ainsi, en tapant le nom sur la case de recherche, on peut accéder à des milliers de documents. Cependant, ce qui prend du temps, c’est de faire le tri entre les homonymes, et de faire la distinction entre une information fiable et celles qui ne le sont pas. C’est cela la principale difficulté dans un domaine très peu étudié. De plus, on dépend fortement de ce qui est écrit au travers de la presse et des livres pour retrouver ces personnes, les sources généalogiques apportent une précision nécessaire, et de corriger les erreurs écrites par leurs contemporains, et même de nos contemporains. La difficulté, c’est justement cette vérification sans fin.

Question : 
Qu’est-ce qui caractérise le parcours et la vie de ces personnalités, leur intégration ou communautarisme ? Plus précisément, les Sourds du XIXe siècle vous semblent-ils mieux intégrés que ceux du XXIe ?

Yann : 
Ce qui nous frappe justement, c’est cette détermination, cette volonté qui est, contrairement à ce que l’on croit, acceptée par leurs contemporains. Ainsi, quand un Sourd ou une Sourde sort du lot, on peut remarquer que dans la plupart des cas, leur situation est bien meilleure que leurs camarades. La grande différence avec notre époque, c’est qu’il n’y avait pas le motif médical du handicap. On est compétent ou on ne l’est pas, rien de plus. C’est ce qui est triste, car les Sourds et les Sourdes sont davantage exclus actuellement pour motif purement médical, en invoquant n’importe quel prétexte en relation avec la surdité, enrobé d’une autorité médicalisée, pour bloquer les progrès des Sourds. On peut dire qu’ils sont davantage intégrés à la société que de nos jours, alors que les conditions de vie étaient bien plus difficiles. Pour résumer, les Sourds d’alors sont davantage freinés par l’absence d’accès à l’instruction, alors que nous sommes aujourd’hui entravés par l’absence d’une éducation de qualité et l’abus de motifs médicaux. Je tiens à préciser que le terme « communautarisme » est trop fort car la communauté sourde est une communauté entre personnes ayant des points communs et se regroupant pour se soutenir. Toutes ces personnes du passé, pour la plupart entre elles, ont également su réussir grâce à la langue des signes qui leur a permis d’accéder à une instruction. Le fait qu’il y ait à notre époque un isolement social est davantage dû à une tentative de faire disparaître cette langue au nom de l’intégration. Dans les périodes où cette langue est plus respectée, les Sourds s’en sortent nettement mieux, et à d’autres périodes, on constate des désastres et une quasi-disparition de ces Sourds qui peuvent sortir du lot. Ainsi, quasiment tout au long du XXe siècle, on ne retrouve plus vraiment de telles personnalités que l’on a vues aux siècles précédents jusqu’au Réveil Sourd survenu dans la seconde moitié des années 1970. Alors, oui, les sourds du XIXe siècle sont mieux intégrés dans la société française parce que leur langue était davantage respectée et employée comme moyen éducatif, ce qui leur procure une meilleure éducation, que de nos jours où elle est combattue au nom de l’intégration. Or, la communauté sourde existe depuis des siècles en France, ce qui ne serait pas du communautarisme. Ce qui est paradoxal, c’est que l’abolition de la méthode utilisant la langue des signes, au congrès de Milan, a chassé les Sourds de la société française, les isolant encore plus qu’aux siècles précédents.

Propos recueillis par Laurent Lejard, mai 2018.

Dictionnaire biographique des grands Sourds de France – Les Silencieux de France (1450 – 1920), par Yann et Angélique Cantin, éditions Archives & Culture, 24€ en librairies sur commande et chez l’éditeur.

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