« Au péril de ma vie, restez prudent« , le titre du premier roman de Philippe Autrive est explicite. L’auteur, qui puise les faits essentiels de l’intrigue dans son vécu d’avocat, conduit le lecteur à suivre le narrateur dans sa descente aux enfers. « C’est un roman qui parle d’une molécule, que j’appelle AZ666, la molécule du Diable. Au gré de mes pérégrinations professionnelles, j’ai eu l’occasion de défendre un client qui est devenu un ami, Marc Rozier, policier exclu de la police nationale parce qu’il était homosexuel, qui avait obtenu sa réintégration puis est malheureusement mort du Sida en 1996. Il m’avait chargé d’attaquer le laboratoire pharmaceutique Burroughs Wellcome qui avait commercialisé à l’époque l’AZT. J’ai perdu ce procès faute de combattant parce que Marc est mort entre-temps, bien que sa mère ait repris l’action à son compte. J’aurais pu écrire un livre de dénonciation sur la manière dont on a orchestré, commercialisé l’AZT qui était au départ un produit vétérinaire, vu l’urgence et sous la demande des communautés homosexuelles de New-York. On a d’ailleurs fédéré dans le cadre d’Act-Up, dont le président à la fin des années 1990 était Philippe Mangeot, fils du PDG de Glaxo-Wellcome France, et finalement on a généré la demande en faisant l’économie des essais in vivo. L’AZT a été mise sur le marché, on a subventionné les associations de malades, cela a été constaté à l’occasion d’une plainte en examinant la comptabilité de Glaxo. J’avais alors un choix cornélien : est-ce que je fais un livre et personne ne me croit ? J’ai décidé d’écrire un roman, dans lequel Marc se retrouve sous les traits de Mathias, pour dénoncer cet appât du gain. »

Dans ce roman, le lecteur fait connaissance avec une jeune femme sourde signante, Lucie, que l’on retrouvera prochainement dans un second ouvrage plus historique, axé sur les signes plus que sur la langue. « Je suis l’avocat de la Fédération Nationale des Sourds de France. Et à ce titre, j’ai rencontré cette communauté. Je parle la langue des signes, j’ai suivi des cours à l’INJS de la rue Saint-Jacques. Je trouve cette langue très belle et je me bats depuis des années pour sa reconnaissance officielle. Finalement, c’est un peu le même combat que contre les laboratoires pharmaceutiques parce qu’ils sont animés par l’appât du gain, alors que pour les enfants sourds on essaie de supprimer la langue des signes, qui ne coûte rien, au profit de l’appareillage. Il va y avoir une lutte assez féroce entre l’appareillage, qui est orchestré par des intérêts financiers, et la langue des signes. Bernard Accoyer, précédent président de l’Assemblée Nationale et ancien médecin ORL prescripteur de prothèses, était contre la reconnaissance officielle de la langue des signes et de son adoption dans le cadre de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, qui ouvrirait des nouveaux droits aux sourds. Cela permet de vendre de l’appareillage pour des enfants sourds, de ne pas considérer leur langue comme un élément de leur culture, et de traiter leur langue non pas comme une différence mais comme un handicap qui se doit d’être soigné et donc apte à payer. »

Philippe Autrive a « découvert » le monde des sourds alors qu’il assurait des permanences dans les commissariats, pour assister les interpellés, en voyant comment un jeune délinquant s’exprimait : « Je voyais ce gamin expliquer avec ses mains au juge d’instruction comment il avait piqué un carburateur, je trouvais ça assez exceptionnel, sauf que j’étais son avocat et que je ne parlais pas la langue des signes, il y avait un interprète. Je vais visiter ce jeune homme à la prison de Fleury-Mérogis, et là je me dis que c’est l’enfermement dans l’enfermement. J’ai un mal fou à communiquer avec lui, et puis surtout je me sens investi de la nécessité de restituer aux juges la sensibilité d’un jeune que je connaissais mal. Je me suis dit que j’allais apprendre la langue des signes. Le droit des Sourds se caractérisait, notamment en matière pénale, par le fait que l’on interprétait souvent, et je l’écris dans le roman, les gestes exubérants comme de l’agressivité, de la violence, constituant une circonstance aggravante. C’est l’une des caractéristiques de l’interprétation qu’ont les entendants de la gestuelle des malentendants; c’est grave parce que ça peut entrainer une sanction plus lourde. En matière civile, le handicap peut devenir une circonstance aggravante, notamment dans les rapports de voisinage, parce que les Sourds sont bruyants. Mais les gens n’en ont pas connaissance, ils se disent qu’un Sourd ne doit pas faire de bruit puisqu’il ne parle pas. J’ai obtenu de belles décisions de justice, dont une où le juge écrit qu’avec des gens qui sont sourds il convient de pousser un peu plus le curseur de la tolérance. Il avait dit à mon adversaire qu’au lieu de dépenser de l’argent en frais de procédure il ferait mieux d’acheter une moquette plus épaisse. Les juges pratiquent le droit, mais ils réfléchissent, pour une bonne partie, notamment en matière de droits de l’Homme. »

Mais si la justice sait comprendre lorsque les explications sont bien apportées, les problèmes existent également au quotidien, dans le travail par exemple : « Mettre des signaux lumineux dans une usine, s’il y a le feu, parce le Sourd n’entend pas la sirène. Obliger les entreprises à respecter la loi de 2005. J’ai par exemple défendu une jeune ingénieure sourde, dont l’employeur ne s’était pas occupé d’adapter le poste de travail pour qu’elle puisse communiquer, en envoyant une lettre qui détournait le slogan d’une campagne de publicité. Huit jours après, l’adaptation était faite ! »

Avocat des Sourds, Philippe Autrive estime néanmoins que leur situation s’améliore : « Depuis 20 ans, la condition des Sourds a bien évolué. Aujourd’hui, je pense que la société est prête à les entendre grâce à la circulation de l’information. C’est positif, pas suffisant, mais cela veut dire que si les malentendants ne se mobilisent pas, personne le fera pour eux. »

Laurent Lejard, novembre 2013.


Au péril de ma vie, restez prudent, de Philippe Autrive, est édité par Publibook, 17,10€ en version papier, 9,01€ en PDF et 9,49€ en eBook.

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