Les personnes sourdes ou malentendantes ont pris l’habitude d’être patientes, notamment en matière de communication par voie téléphonique. Il aura fallu cinq ans pour que soient, en février 2010, publiés les textes, prévus par la loi du 11 février 2005, qui régissent l’accès des personnes déficientes auditives aux services téléphoniques d’urgence. 18 mois plus tard, le numéro unique d’appel aux services d’urgence par les personnes sourdes ou malentendantes, le 114, était enfin opérationnel. Mais lancé sans réelle campagne d’information auprès du public auquel il est destiné, ce Centre National Relais pour les Appels d’Urgence (CNRAU) est actuellement peu sollicité, en toute opacité sur les statistiques : « Les tutelles [ministères de la santé et de l’intérieur NDLR] ne veulent pas que l’on communique sur les chiffres, explique le Docteur Benoît Mongourdin, médecin responsable du 114 et de l’Unité Rhône Alpes d’Accueil et de Soins pour les Sourds au Centre Hospitalier Universitaire de Grenoble, auquel a été confié l’organisation et la gestion du CNR. L’intérêt est plutôt de promouvoir le service, les chiffres que l’on a actuellement ne reflètent absolument pas la réalité d’une population qui serait bien informée, ils ne correspondent pas aux besoins. »

Benoît Mongourdin évalue le public concerné à près de 60.000 sourds signeurs et 300.000 malentendants. « On est dans la situation particulière d’un service lancé sans campagne de communication. D’un commun accord avec les services de police, gendarmerie, sécurité civile et médecins urgence, on voulait cibler au maximum la communication pour éviter les appels malveillants et les erreurs. On s’est retrouvés avec un niveau d’information de la population quasi-nul, les gens ne savent pas que le service existe. D’autre part, sur le nombre d’appels qui est encore pas très important par rapport à la cible que l’on envisage, le taux d’appels malveillants ou inadaptés est identique à celui des autres numéros de services d’urgence. » Une phase de communication nationale est en cours, avec notamment le lancement d’un site Internet dédié… mais à partir duquel on ne peut pas contacter le 114 !

Peu d’usagers malentendants.

Près de 90% des appels sont effectués par des sourds profonds de naissance, pour la plupart signeurs : « On a l’impression que les devenus sourds et les malentendants ne se sont pas encore appropriés le service », constate Benoit Mongourdin. La plupart des appels concerne la santé, peu la sécurité (accident, incendie, agression, vol, etc.), et une partie non négligeable l’urgence sociale, un aspect que la réglementation n’a pas pris en compte : « On a pas mal d’appel de gens qui sont dans la misère, à la rue, en recherche d’un hébergement d’urgence, explique Benoit Mongourdin. La consigne au départ était assez stricte, les appels devaient concerner les 15, 17 et 18, ainsi que l’européen 112. On ne devait pas faire d’autre type d’urgence. Mais dans la réalité quotidienne, les gens nous appellent pour des urgences, on n’a pas à leur dire ‘vous êtes dans la rue, il fait -10°, on n’a pas à traiter cela’, alors on traite aussi cela ! On est dans une phase d’expérimentation et de prospection, on se réunit très régulièrement en comité de suivi opérationnel avec les services de police, gendarmerie, sécurité civile et ministère de la santé pour travailler sur ces questions très concrètes. »

Si, dans la population générale, les appels se répartissent par tiers entre 15, 17 et 18, les appelants au 114 le font à près de 70% pour un problème de santé, le reste se répartissant entre demandes auprès de la police, gendarmerie ou des pompiers. « A notre avis, reprend Benoit Mongourdin, la population qui utilise le 114 est plus réactive sur les questions de santé grâce aux actions d’information conduites depuis de nombreuses années. Les sourds signeurs ont davantage ce rodage social d’utiliser un service public autour de la santé. Par contre, pour les appels police, gendarmerie, pompiers, ils sont culturellement en panne, ils n’ont jamais eu accès à ces services donc, spontanément, ils ne vont pas les utiliser, même si on leur propose un mode d’accès. » Et d’expliquer ce déséquilibre par un « déficit de citoyenneté et de culture sociale : on s’adresse à une population qui n’a jamais eu accès aux services d’urgence et aux services publics en général. Pour les sourds signeurs, police, gendarmerie et pompiers sont des histoires d’entendants, de même que l’accessibilité. C’est toujours un entendant qui va faire à la place d’un sourd. Il y a un apprentissage de la citoyenneté à faire. Dans les conférences que l’on réalise auprès des sourds, on leur dit ‘le 114 va vous rendre service, et ça vous place dans une situation d’obligation, si vous passez à côté de quelqu’un d’inconscient dans la rue et que vous n’appelez pas, vous devenez répréhensible, maintenant vous pouvez appeler’. »

Qu’en disent les usagers ?

Si le 114 est essentiellement contacté par des sourds de naissance, les usagers qui ont répondu à notre enquête sont, soit devenus sourds, soit malentendant. Sophie, par exemple : octogénaire, elle n’utilise ni Fax ni téléphone mobile. Elle n’entend plus de l’oreille droite et est implantée cochléaire à l’oreille gauche depuis une quinzaine d’années : « Par l’implant, explique-t-elle, je ne comprends pas ce qui est dit au téléphone. Je vis seule en maison dans un lotissement. Je n’ai pas de système à bracelet avec interphone car je ne comprends pas. Comment faire pour appeler en urgence par ordinateur ? Faut-il avoir une adresse mail du SAMU de Dijon dont je suis tout de même à trois kilomètres, et les prévenir de mon cas par écrit au préalable ? »

Mais la communication par échange de courriers électroniques n’est pas fiable, selon Benoit Mongourdin, qui relève qu’il n’est pas possible de localiser l’appelant alors que c’est réalisable avec un SMS. Cela permet d’ailleurs de lancer un « départ immédiat » en cas d’urgence vitale, en fournissant au service d’urgence au fur et à mesure de l’échange avec l’appelant les informations complémentaires indispensables.

Nadège, qui vit seule, cumule quant à elle surdité et amputation bi fémorale. Elle a stocké sur son mobile un SMS prêt à être expédié en cas de chute de son fauteuil roulant : « Par deux fois j’ai dû envoyer ce message avec tous les renseignements que l’on me demande : nom, prénom, âge, adresse, maison ou appartement, étage et éventuel code d’ouverture de l’immeuble. Pourtant, malgré les renseignements fournis, je dois renvoyer les informations les unes après les autres ! J’ai justement enregistré ce message car si je tombe et que mes lunettes ne sont plus sur mon nez, je ne vois pas assez pour pianoter sur mon portable; pareil si je me casse des doigts ! » Et elle s’interroge : « Les réponses du 114 sont-elles enregistrées par avance ? Pourquoi ne pas lire en entier mon message et avoir ainsi tous les renseignements nécessaires ? » Benoit Mongourdin explique que la procédure oblige à redemander et confirmer les informations, pour ne pas commettre d’erreur.

Michèle, Parisienne sourde et myopathe, donne pourtant 19,5/20 au 114. Elle décrit précisément comment s’est passé un appel d’urgence médicale : « Une douleur très vive m’a obligée à me servir du 114. Réponse immédiate par SMS, ‘le 114 a bien reçu votre SMS et vous contacte bientôt’, puis un autre SMS avec le nom de la personne : Jade. Dialogue fluide mais beaucoup de SMS à envoyer. Il faut que la personne soit vraiment consciente pour pouvoir le faire. Elle a le temps de crever si elle a un malaise… Cela a pris une bonne trentaine de minutes pour recevoir la réponse suivante, une très grosse douleur pour écrire les SMS car c’est pour une douleur au niveau du côté, du dos et du bras (le seul valide). Le calmant puissant, du coup, ne fait plus d’effets. Ils veulent que j’inscrive la liste des médicaments que je prends, mais c’est impossible, il y en a trop ! J’ai une pathologie lourde et plusieurs maladies qui sont déclenchées par la myopathie. Enfin, réponse : ‘SAMU envoie médecin dans deux heures’. A part la longueur, on obtient quelque chose, mais en cas ‘d’urgence de chez urgence’, c’est trop long. »

Effectivement, un appel vocal aux services d’urgence dure deux minutes en moyenne, alors qu’il prend onze à douze minutes par échange de SMS, précise Benoit Mongourdin. Une lenteur compensée par le travail de l’opérateur qui contacte immédiatement le service d’urgence concerné. Pour cela, le CNRAU dispose des numéros directs et secrets des 400 concernés (quatre par département) joignables sans attente parce qu’ils sont « coupe-file ». Mais cette procédure contraint le service départemental de police, gendarmerie, pompiers ou Samu à relayer auprès du service local d’intervention.

Aline, enfin, n’a pas connu de situation d’urgence mais a testé le 114 peu après sa mise en service : « On m’a répondu rapidement et de façon pertinente. Pour moi qui suis sourde, savoir que le 114 existe est très rassurant. Je prends bien garde d’avoir toujours mon téléphone sur moi, au cas où, dans l ascenseur par exemple. » Ayant peu de pratique de la Langue des Signes Française, elle n’est pas gênée par l’absence d’interface de communication visuelle. Cette interface est en préparation, un appel d’offres étant en cours pour une mise en oeuvre courant 2014, avec également messagerie instantanée, réponse texte à une personne sourde pouvant parler.

Benoit Mongourdin espère ainsi couvrir tous les besoins des publics sourds et malentendants. Il semble disposer des moyens suffisants, 18 agents en capacité de traiter 180 appels par jour alors que le chiffre actuel est très en deçà, de l’aveu même du Docteur. Pour 2011, le 114 disposait d’un large financement, 2,6 millions d’euros, mais le budget 2013 de ce CNRAU demeure, comme les statistiques d’appels au service, un secret bien gardé que les ministères de tutelle demandent de ne pas dévoiler : on devine pourquoi…

Laurent Lejard, mai 2013.

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