« J’ai été un enfant qui, dit-on, parlait comme un livre à cinq ans. J’ai donc eu suffisamment d’audition pour acquérir la langue de façon naturelle. Par la suite, on a également dit que j’étais un gosse rêveur, un peu dans la lune. Quand j’essaye de remonter dans la mémoire pour retrouver des images précises d’une certaine conscience d’entendre mal, ce n’est pas facile. Il y a tout de même ces dictées au CM1 et CM2, où il m’arrive de perdre des points pour un mot mal perçu. Mais c’est en classe de sixième que se révèle le handicap, car c’est le début de l’apprentissage de l’anglais et il m’est impossible de répéter, comme mes camarades, les phrases sorties du magnétophone que l’on nous donne à écouter. Un médecin O.R.L est consulté, qui dit que ‘tant que les résultats scolaires se maintiennent, il n’y pas lieu d’intervenir’. Il est certain que j’ai déjà développé, à cette époque, des compensations pour minimiser mon audition défaillante, au moyen de la lecture sur les lèvres, de la suppléance mentale, et du fait de dévorer les livres, avec cette passion des mots qui ne me quittera plus ».

« Au collège, le prof de français en classe de 4e vient faire les dictées à côté de ma table, l’oeil rivé sur ma copie pour reprendre son énoncé, plus haut, en cas d’erreur. La classe de 3e est difficile, je n’entends strictement pas la voix du prof d’anglais. C’est une année entière à copier les leçons sur le voisin, dans cette matière, et puis c’est aussi le début de l’Italien comme 2e langue vivante. Je suis alors appareillé avec des prothèses auditives, à l’entrée du lycée en seconde, d’abord en mono puis en stéréophonie. La mode des cheveux longs me permet de cacher ma surdité ! Car je fais tout mon possible pour qu’ elle ne se détecte pas, me sur-adaptant à toutes les situations possibles, jouant la comédie le cas échéant. Les années lycée sont pleines de petits tracas et, déjà, de ces dépenses folles d’énergie attentionnelle pour saisir les messages ».

« Puis vient l’Université, j ‘ai opté pour la biologie. Si les cours en amphithéâtre, au premier rang, sont ‘jouables’, avec l’aide d’un condisciple, les séances de travaux pratiques de biologie et de chimie sont de petits calvaires : bruits de fonds élevés, agitation permanente, consignes lancées à la cantonade par les assistants. Je décroche une maîtrise de Biologie Animale mais je commence à douter sérieusement de la suite… Le professorat, au sein de l’Education Nationale me semble inaccessible, la recherche ne me tente pas vraiment. Ce sont des années d’interrogations, où je prépare le CAPES de Sciences Naturelles sans véritable motivation, tout en étant pion d’externat en collège, autre acrobatie ! Je vais même devenir préposé dans un centre de tri postal pendant treize mois, dans un environnement très bruyant en cachant, là aussi, ma surdité. Puis ce seront deux mois comme instituteur en maternelle, et la réussite au concours pour être professeur spécialisé auprès de jeunes sourds. Nous sommes en 1982. Bien qu’ayant une soeur sourde qui, du fait que la surdité l’a frappée avant l’acquisition du langage, a connu un parcours en école spécialisée, je rencontre véritablement les sourds à l’institut Saint Jacques de Paris, car jusque là je n’étais qu’un gars ‘avec un problème d’oreille’ ou un malentendant. C’est un véritable choc, à tous les points de vue. Je découvre la langue des signes et me mets à la pratiquer avec un grand plaisir. Elle devient vite ma deuxième façon de me dire, bien supérieure à mon anglais de cuisine et même mon italien pourtant pas si maladroit… »

« C’est à cette époque que je connais une violente crise de vertiges. Le séjour à l’Hôpital que j’effectue, en 1984, dans un service O.R.L, me fait grande impression pour les rencontres que j’y fais : des laryngectomisés, des personnes à problèmes auditifs. Ce sera le cadre du livre ‘La tête au carreau’ et l’occasion au travers de celui-ci de réfléchir à mon propre parcours, à la surdité, à ce métier d’enseignant spécialisé et à la communication entre les hommes au-delà de tout handicap. Le livre sera terminée en 1992, je suis enseignant spécialisé depuis sept ans. Proposé à quelques éditeurs, il ne sera pas accepté. Après avoir dormi longtemps dans un tiroir, il sera accueilli par Marc Renard, et après quelques coups de ‘peigne’ prendra sa forme actuelle et sera publié aux Editions du Fox ».

« J’ai eu envie d’écrire ce livre car mon séjour à l’hôpital m’a mis en contact avec des personnes privées de leur voix, m’a plongé dans une intense médiation au moment même où j’étais en position difficile. Pour moi, c’était comme une fable sur la communication humaine, les hommes sont des êtres de langage, c’est leur essence même, et ils doivent dépasser tous les handicaps, y compris sensoriels, pour exprimer leur humanité et finalement leur fraternité. Et je voulais faire partager ma passion de la langue »…

Antoine Tarabbo, mars 2007.


La tête au carreau, par Antoine Tarabbo, est publié aux Editions du Fox, 9€.

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