La vie d’Helen Keller transposée par l’un plus grands cinéastes de Bollywood (usine à films indienne mixant musique et chorégraphie sur fond d’histoires sentimentales complexes) voilà qui détonne ! Pourtant, Sanjay Leela Bhansali réalise avec Black un film sensible, sans chants ni danses, qui transpose les codes du cinéma indien pour traiter un sujet difficile, le retour au monde d’une enfant murée dans la surdi-cécité. Brigitte Lemaine (lire cet article), qui a, entre autres films sur la surdité et les sourds, montré le rapport entre personnes sourdes et personnes sourdes-aveugles dans le documentaire Le droit de regard, expose ses impressions sur un film présenté en clôture de la Bollywood Week organisée récemment à Paris au Grand Rex par Bodega Films devant un public d’abord déconcerté, puis conquis.

L’argument. Michelle McNally (Rani Mukherjee) naît dans une riche famille anglo-indienne. A dix-huit mois, une maladie la laisse aveugle, sourde et muette. C’est ainsi que cette petite fille, pourtant intelligente et débrouillarde, grandit prisonnière d’elle-même, murée dans son silence, adoptant un comportement primitif et violent. Jusqu’au jour où, l’année de ses huit ans, surgit un précepteur un peu particulier : Debraj Sahai (Amitabh Bachchan), qui, lui, se bat contre le démon de l’alcool. Il débarque dans la maison à moitié saoul, en rage de s’être fait renvoyer de l’école où il exerçait. Et il est immédiatement atterré de découvrir la conduite de sa nouvelle élève qui, à table, attrape la nourriture à même les assiettes et se gave comme un animal sous le regard consentant de ses parents. Debraj Sahai refuse de se laisser dominer par les accès de colère de Michelle. Il décide de l’éduquer. Ses méthodes rudes choquent les parents de la petite fille qui menacent de le renvoyer. Mais cet homme a un rêve : donner à Michelle l’opportunité, malgré son handicap, de mener une vie « normale », en société.

Brigitte Lemaine : « Black a généré en moi autant de soulagement, d’étonnement, d’émotion (j’ai pleuré une grande partie du film et la partition musicale est aussi faite pour, ce qui n’est pas obligatoirement une critique) que d’agacement. Mon impression de cinéaste a curieusement pris le dessus dès le début : ce film est incontestablement inspiré par la manière de traiter l’image aux Etats-Unis, et surtout à Hollywood, avec des idées de plans géniaux et une grande qualité esthétique, due à la fois aux moyens financiers et aux techniques nouvelles qui, souvent, cherchent à en mettre plein la vue tout en faisant naître l’émotion (j’ai pensé à American beauty, et également à Bird). Donc, une fascination de réalisatrice pour cette inventivité dans la norme des vingt dernières années, qui me sort un peu par les yeux mais qui est ici reprise dans une manière personnelle ‘indianisante’. Cette Inde américanisée jusqu’à la chrétienté est un petit peu déboussolante, tel un rêve de jeune fille indienne complètement occidentalisée, comme on peut en voir au Japon, avec ces mariages en blanc à l’église et ces Noël complètement décalés dont les célébrations durent une bonne semaine dans la plus complète incompréhension du rituel d’origine ! Ainsi, l’Asie nous renvoie son traitement de l’exotisme, qui n’est pas sans me faire sourire au deuxième degré, une forme de post-colonisation kitsch parallèle à nos films remplis de nostalgie de l’exotisme colonial. Étonnement et agacement voisinent ».

« Mon impression de ‘fille de sourds’, qui plus est avec une grand-mère sourde devenue aveugle, soulève en moi beaucoup d’interrogations auxquelles ce film a pu donner des réponses partielles, donc un beau cadeau, mais aussi un autre agacement : d’abord, pourquoi faut-il toujours que la comédienne qui incarne une personne handicapée ne le soit pas elle-même ? Black prend le contre-pied du film taiwanais Be with me, qui avait le courage de montrer la vraie personne sourde aveugle concernée. Le traitement de l’enfant sauvage, au début, me choque par sa violence et sa répétitivité. Est-il tellement important de montrer qu’elle doit manger correctement à table ? C’est tout le côté victorien du film qui est ainsi démontré, avec beaucoup de sentiments primaires. Il renvoie, bien sûr, à Miracle en Alabama, mais aussi aux idées préconçues sur l’animalité, voire même à la diabolisation des personnes handicapées (et des enfants) qui me dérange beaucoup. Ne serait-ce que parce que j’étais moi-même traitée ‘d’enfant louve’ lorsque je disais que j’avais des grands-parents sourds ».

« Il y a dans Black un double niveau : à la fois cette animalité est dénoncée et mise en avant. L’enfant souffre et éprouve beaucoup de colère à être ainsi abandonnée à son état, on comprend qu’elle soit transformée par l’arrivée de quelqu’un qui la traite différemment mais on ne comprend pas comment elle ‘entend’ ce professeur quand il lui parle. Il y a beaucoup de moments où la communication en signe est éludée pour des questions de scénario et de rythme, ne serait-ce que par la voix intérieure qui est supposée rendre ce qu’elle ressent. Question bête : comment résonne la voix intérieure d’une personne qui n’entend ni ne voit ? Ces artifices hollywoodiens de scénariste ne maintiennent-ils pas la confusion dans l’esprit des personnes qui ne sont pas sensibilisées ? C’est la question que je me suis posée. Mais j’ai beaucoup aimé le traitement des rapports familiaux, et notamment la scène des fiançailles et de la soeur jalouse qui contrebalance tout de même cette espèce de besoin de performance continuelle qui fatigue son monde. Les démêlés de Michelle avec les institutions scolaires sont aussi un bon côté du film, ils montrent que rien ne sera facilité, même si le milieu social extrêmement riche ne donne pas beaucoup de chance aux autres »…

« Le plus étonnant, c’est que cela marche et qu’on sort de la projection avec une impression incroyable de force humaine. Amitabh Bachchan (le précepteur Debraj Sahai) est extraordinairement attachant dans son humilité et sa violence, ensuite le renvoi de la maladie d’Alzheimer aplanit tout. La personne sourde-aveugle peut rendre la monnaie de la pièce et c’est un soulagement intelligent. Cependant, pourquoi avoir transposé Ann Sullivan, qui fut l’éducatrice d’Helen Keller, en homme ? Dommage : pour une fois que le cinéma pouvait traiter les femmes autrement que comme des amantes ou des mères ! Là, je ne peux m’empêcher de penser à l’anthropologue Françoise Héritier, lorsqu’elle dit que dans les rares sociétés ‘primitives’ où les valeurs féminines sont mises en avant, ce sont les hommes qui les incarnent. Est-ce une façon de faire passer le changement de mentalité dans cette Inde où l’émancipation des femmes est en route depuis si longtemps, mais pas pour tout le monde puisque des coutumes terribles persistent à leur encontre ? »

« La dernière question à se poser porte sur l’implication personnelle du réalisateur, qui a dédié Black à son père. Sanjay Leela Bhansali a, par ailleurs, déjà réalisé un film (Khamoshi) sur la fille de parents sourds : serait-il d’une famille de sourds ou aurait-il des enseignants pour sourds dans sa famille ? Sinon, pourquoi le sujet l’intéresse-t-il tant ? Mais c’est une question très personnelle, bien sûr »…

Brigitte Lemaine, juin 2006.


Black, de Sanjay Leela Bhansali, avec Rani Mukherji et Amitabh Bachchan. Sortie en salles le 6 septembre 2006.

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