Si Pat Mallet a derrière lui une longue et talentueuse carrière de dessinateur d’humour, rien de ce qu’il a publié naguère ne laissait apparaître qu’il est sourd de longue date. L’âge venant, il jette aujourd’hui un regard, tantôt tendre tantôt amer, sur la surdité. D’une page à l’autre de « Tant qu’il y aura des sourd » (édité par Marc Renard) ce qui est traité, dans les registres les plus variés, c’est la difficulté, pour un sourd, de vivre dans un monde peuplé d’entendants. On ne parle bien que de ce que l’on a soi-même expérimenté : l’univers de Pat est avant tout celui des personnes qui, devenues sourdes à un âge plus ou moins tardif (lui-même l’est devenu à neuf ans), se débrouillent tant bien que mal grâce aux appareils auditifs et à la lecture sur les lèvres. Les autres sourds, ceux qui communiquent en langue des signes et que Pat désigne du nom joliment désuet de « sourds gestuels », n’en sont pas pour autant absents. Ils traversent l’univers de Pat comme une catégorie étrange et poétique.

Du foisonnement des images et des gags, quelques thèmes récurrents se dégagent. Beaucoup de dessins reflètent des situations vécues : n’entendant pas le bruit qu’il fait lui-même, un sourd importune bien malgré lui le voisinage; la télévision est un refuge, pour autant qu’elle ne présente pas des programmes débiles ou des émissions non sous-titrées; le bruit est souvent annonciateur d’un danger, ne pas l’entendre expose les sourds à tous les risques; la personne sourde se sent parfois comme un poisson dans son bocal (cette image de la prison de verre est un thème classique de la souffrance sourde). Ou bien, seule dans la foule, elle vit sa surdité sur le mode d’une perte irréparable. Pat prend même soin de préciser que l’un de ses dessins illustre une « histoire vraie », et l’on peut supposer que c’est sa propre expérience d’enfant, combien navrante, qu’il nous rapporte. L’humour est un exutoire : il gratte là où ça fait mal.

couverture du livre 'Tant qu'il y aura des sourds'

D’autres dessins opèrent un décalage par rapport à la réalité, quand ils ne sont pas à plein dans le nonsense (ce qui ne signifie pas qu’ils soient dépourvus de sens, tout au contraire !) Beaucoup de ceux, très nombreux, qui traitent de l’appareil auditif appartiennent à cette catégorie. Petit objet familier avec lequel les sourds entretiennent une relation très ambivalente, la prothèse est animée d’une vie propre. Elle siffle aux moments les plus imprévus, ou se glisse dans les endroits les plus incongrus. Elle illustre cette méchanceté des choses qui était déjà l’un des ressorts de l’humour d’un Buster Keaton.

La surdité est inhérente à l’espèce humaine, elle est de tous temps et de tous lieux, comme le démontrent les deux dessins de couverture qui mettent en parallèle le sourd préhistorique qui dit « Kwââ ? » et le sourd moderne qui dit « Quoi ? »… Les promesses des médecins qui, tout au long du XXe siècle, n’ont cessé de proclamer « incessamment sous peu » la victoire définitive sur la surdité, sont sèchement rappelés au principe de réalité : pas de doute, au trentième siècle ou même au cinquantième, les sourds et leur surdité seront toujours là ! Tant et si bien qu’aller à Lourdes dans l’espoir d’un miracle, ça n’est pas pire qu’autre chose… mais pas mieux non plus !

L’isolement de la personne sourde est proportionnel à la sociabilité qu’on lui impose : que l’on soit sourd de naissance ou devenu-sourd, l’expérience des repas de famille est bien l’une des plus éprouvantes. Le sourd reste dans son coin, invisible au point de disparaître sans que personne ne s’en aperçoive; à moins que, amer mais lucide, il ne préfère manger après tout le monde : « Quitte à se faire chier, autant le faire tout seul ! ».

Beaucoup d’entendants ne comprennent rien aux sourds. Ils sont persuadés qu’il suffirait que le sourd « fasse un effort » pour que disparaissent les effets de la surdité; ils croient qu’un interprète est quelqu’un qui « répète très fort à l’oreille du sourd ce que lui a dit l’entendant »; et ils voient dans la langue des signes une maladie contagieuse ! Rien d’étonnant donc, devant tant d’incompréhensions, qu’aux yeux d’un sourd, un entendant ne soit pas même un « devenu con » mais bel et bien « un con de naissance »… D’autres entendants, beaucoup plus rares il est vrai, pèchent en sens inverse : inspirés de bons sentiments, ils en font beaucoup trop dans leurs tentatives de communication.

« Tant qu’il y aura des sourds » reflète avec pudeur et cocasserie l’infinie diversité et l’extrême complexité du monde sourd, d’où des contrastes qui surprendront peut-être les lecteurs qui ignorent tout de ce monde : souvent les personnages regrettent d’avoir perdu l’audition; parfois au contraire, la retrouver serait un enfer. La surdité est une souffrance mais elle présente aussi quelques solides avantages : ne pas avoir à subir un monde rempli de musiques débilitantes, de propos dépourvus d’intérêt, d’émissions télévisées pitoyables, d’interviews aussi indiscrètes que stupides. Ce n’est donc pas sans de bonnes raisons qu’un sourd peut conclure qu’il est « vachement content de l’être ! ».

Le mariage entre sourds et entendants apparaît tantôt impossible, tantôt parfaitement logique. Les relations sentimentales entre un sourd et une entendante peuvent entraîner de cruelles désillusions mais pourquoi une personne sourde serait-elle nécessairement en quête du prince ou de la princesse à la fois charmant(e) et entendant(e) ? Par une élémentaire règle de symétrie, une jolie sourde est fondée à être déçue que le beau garçon qu’elle convoitait ne s’avère être en fin de compte qu’un banal entendant…

Il est des sourds qui refusent d’admettre leur surdité : ceux-là sont bons pour la camisole de force. Il y a aussi la surdité acceptée avec tranquillité ou résignation. Un pas de plus, et nous rencontrons la fierté d’être sourd, sentiment représenté tantôt comme légitime, tantôt comme démagogique. Il y a même des sourds qui souhaitent avoir des enfants sourds, catégorie bien ancrée dans le monde sourd et qui n’a rien de scandaleux. Dans de telles familles, la langue des signes est la langue maternelle de l’enfant sourd : cet enfant n’a aucun problème de communication avec ses parents, si bien que ce cas de figure réconcilie la surdité avec la normalité de l’espèce humaine.

Les dessins de Pat, qui sont comme autant de petits coups d’éclairage sur les multiples facettes de la surdité, laissent souvent le lecteur libre d’interpréter à sa guise des situations complexes ou ambiguës, et c’est fort bien comme cela.

L’injustice sociale et professionnelle dont sont victimes les sourds est rappelée avec amertume: la plus jolie fille du monde ne peut être hôtesse de l’air si elle est sourde. La péjoration de la surdité s’étend au royaume des cieux : quel ange gardien pousserait le dévouement jusqu’à se porter volontaire pour veiller sur un sourd ? Ce qui n’empêche pas Pat de donner un coup de griffe aux sourds qui attendent tout de l’État, tel ce « faux-monnayeur mais vrai sourd » qui espère bien profiter d’un emploi protégé à sa sortie de prison. Il existe pourtant un emploi très honorable et parfaitement adapté à la surdité, celui de responsable du bureau des réclamations: « Oui, Monsieur le directeur, c’est notre meilleur employé : il est sourd, n’écoute personne et fait peur à tout le monde ! »…

Enfin, une postface de l’éditeur, lui-même sourd, éclaire utilement l’ouvrage. C’est l’occasion de rappeler que depuis des années, Marc Renard construit avec obstination un formidable corpus sur l’humour sourd. Il a fait ses premières armes avec cinq recueils à diffusion restreinte d’où il a plus tard tiré « Sourd cent blagues ! » avec la complicité du dessinateur Yves Lapalu. Du même auteur, il a édité la délicieuse bande « Léo, l’enfant sourd » ainsi que « Les Sourdoués » (tout un programme !) de Sandrine Allier. Enfin, en 2003, c’était « Là-bas y’a des sourds », le premier recueil d’humour sourd de Pat Mallet. C’était viser juste et fort : l’humour est bien la voie royale pour entrer dans le monde des sourds.

Yves Delaporte, décembre 2005

Pat Mallet, Tant qu’il y aura des sourds ! Éditions du Fox, 286 pages, 14€.

PS : Pat Mallet est décédé le 30 septembre 2012.

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