Le Pays des sourds a fait date lors de sa sortie : ce documentaire de 90 minutes est une succession de scènes du quotidien d’enfants ou d’adultes, ponctuées par des interviews de personnes sourdes. Nous l’avons présenté à un groupe de sourds et à des interprètes en langue des signes française, au sein de l’association marseillaise Le Verseau.

Apprendre à parler.
 L’une des premières scènes du film est une séance d’oralisation conduite par des orthophonistes sur des enfants. Côté spectateurs, Sandrine, interprète LSF, sort de la salle, elle ne veut pas revoir ce qu’elle perçoit comme une séance de torture. Aymen, comme les autres enfants de sa génération, a suivi le même genre d’enseignement : « le R est comme un gargarisme ». Fred devait souffler devant une feuille dont les vibrations devaient identifier un B ou un P. Marc se souvient qu’on lui enfonçait parfois un doigt sous la gorge, ou qu’on lui faisait boire de l’eau, pour lui sortir des sons. Samouna a fait des exercices vocaux au piano : « je ne sentais riens, cela m’énervait, m’angoissait ». Sur l’écran, des visages d’enfants tristes, au bord des larmes, angoissés et craintifs, répondent comme un écho à l’expérience désastreuse d’oralisation des trentenaires qui assistent à la projection. « Il faut suivre le développement de l’enfant, la parole vient du souffle d’air et il faut aider l’enfant à s’exprimer tout en le mettant dans un cadre agréable, qui le décontracte » assure Laurent. « Sinon, il se bloque et rejette la parole. Le résultat est positif lorsqu’il y a un désir naturel ». On le voit bien sur l’écran, ces enfants auxquels on impose l’oralisation s’expriment dans leur langage naturel, la langue des signes, à la récré ou dans les couloirs. Ce qui se confirme plus loin, lorsque l’un des enfants angoissés fait des exercices avec sa mère entendante : il est joueur, souriant, libre, parle bien, signe bien.

Comprendre le français.
 « Le langage parlé complété (LPC) et l’apprentissage du français, je suis pour » affirme Fred. « Mais le sens est difficile à percevoir. Le LPC est un moyen d’écrire le français, la LSF est la langue orale ». Laurent ajoute que sans l’outil LPC, « l’enfant répète ce que dit l’orthophoniste sans en comprendre le sens ». Aymen se souvient : « quand j’avais un rendez- vous chez l’orthophoniste, je n’étais pas motivé. Aujourd’hui, les enfants reçoivent un enseignement bilingue et s’expriment correctement en LSF et en français ». Sybille rappelle que l’illettrisme en français a fortement augmenté chez les sourds, estimé entre 50 et 70%.

Une langue universelle ? Pour Fred, l’interdiction de la langue des signes en 1880 a été désastreuse : « elle était universelle, un sourd français était compris par les sourds étrangers. Après l’interdiction, les petites différences sont devenues bien plus importantes ». Mais pour le professeur Jean- Paul Poulain, interviewé dans le documentaire, deux jours suffisent pour aplanir les quelques difficultés de communication qu’il rencontre au cours de ses voyages.

L’appareillage.
 Qui dit oralisation dit port d’appareils auditifs. Marc a été forcé : « je souffrais, j’avais très mal aux oreilles, je ne me sentais bien que lorsque je les enlevais, le soir, à la maison. Adolescent, je me suis forcé à les utiliser pour entendre la musique ». « Les appareils permettent d’entendre des sons mais pas de comprendre des paroles » précise Aymen, soulignant que l’appareillage des sourds n’est pas le même que celui des malentendants pour lesquels il est nettement plus performant. Laurent s’en servait pour entendre les bruits de la nature : « j’enregistrais des chants d’oiseau au magnétophone pour tenter ensuite de les reconnaître durant mes promenades. Je peux parler mais cela ne me plait pas. A la maison, je mets le son de la télé, pour ma fille apprenne le vocabulaire. Mais elle utilise souvent les mains, elle parle dans les deux langues ».

La vie sociale.
 Deux sourds se marient, sans interprète. Face au Maire, ils ne savent pas quoi faire. Devant le curé, ils sont perdus. Pour Jean- Pierre Guérin, directeur du Verseau, « ces mariages dans lesquels les sourds ne comprennent pas ce qu’on leur dit ne sont pas valables ». Quand il s’est marié, il a fait distribuer les textes des discours. « La moitié du temps, j’étais perdu et on parlait de tout entre nous sauf du mariage ». Lors du baptême du fils de Laurent, la même chose s’est produite, « j’ai fait imprimer les textes et le parrain s’est efforcé de suivre sur les lèvres ». Aymen ajoute : « il y a beaucoup de choses auxquelles on n’a pas accès lorsqu’il n’y a pas d’interprète. Nombre de sourds n’assistent pas aux cérémonies, mais ils vont faire la fête » !

Un film d’actualité ?
 Marc pense que montrer actuellement Le pays des Sourds « peut donner une impression fausse de la réalité. La condition des sourds a changé, la langue des signes et le bilinguisme progressent, il y a davantage d’interprètes ». Laurent ajoute qu’il a longtemps été oraliste : « j’étais bon à l’oral, mais j’avais du mal à l’écrit. Ma soeur a reçu un enseignement plus axé sur l’écrit, elle signe très bien et s’exprime également en français. La LSF fait bien mieux comprendre le français si les deux langues sont enseignées et pratiquées en même temps ». Pour Jean- Pierre Guérin, « il faut travailler sur l’individu et se garder de globaliser. Au moment de l’interdiction de la langue des signes, elle avait une excellente grammaire et les sourds érudits n’étaient pas rares. Maintenant, les sourds rencontrent de grandes difficultés avec le sous- titrage, à cause de l’illettrisme. Paradoxalement, ils sont de plus en plus nombreux à faire des études universitaires, tout en pratiquant peu la LSF ».

Laissons à Marc le mot de la fin : « je vois ces gamins il y a dix ans, je voudrais savoir ce qu’ils sont devenus ». Un pays des Sourds II ?

Laurent Lejard, décembre 2002


Remerciements à l’association Le Verseau – 158 cours Lieutaud – 13006 Marseille – Tél. 04.96.12.12.50 – Fax 04.96.12.12.55 pour sa précieuse collaboration.

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