Si Victor Rodrigues a survécu à l’étranglement par le cordon ombilical lors de sa naissance, c’est avec les importantes séquelles d’une infirmité motrice cérébrale. Né au Portugal à l’époque de la dictature mortifère de Salazar, dans une famille pauvre mais aimante et solidaire, il doit son émancipation à sa mère qui avait décidé de rejoindre son époux exilé en France pour travailler dans le bâtiment. Son histoire riche en péripéties, Victor la raconte dans Manquerait plus que je fasse la gueule !, paru aux éditions Un point c’est tout !
« Cela faisait quelques années que le projet d’écrire un livre sur mon intégration, en tant que personne en situation de handicap, dans une société souvent hostile, me taraudait. Je sentais ce besoin d’affirmer que, même porteur d’un lourd handicap, et malgré les nombreux obstacles que la société m’a imposé tout au long de ma vie, j’étais une preuve vivante que l’on pouvait s’insérer dans la société, étudier, travailler avoir des amis, sortir, vivre heureux et mener une vie presque normale. Les obstacles ont été nombreux, que ce soit en ce qui concerne l’insertion sociale et professionnelle, le regard que portent les autres sur moi, mes rapports à la sexualité, et au monde qui m’entoure. Mais depuis ma naissance, je n’ai pas cessé de me battre pour atteindre le Graal de l’intégration sociale comme tous autres citoyens.
J’entrai dans le monde des vivants le 4 février 1962 au petit matin avec les plus grandes difficultés. Durant les trois premiers mois pourtant, rien ne put me distinguer des autres bébés de mon âge. Puis ma mère remarqua un petit détail : j’étais incapable de tenir ma tête droite, elle penchait sans cesse du côté gauche. C’est toujours le cas aujourd’hui. En ce qui me concerne, ces quelques instants d’asphyxie originelle ont déterminé toute ma vie : je me déplace en fauteuil électrique, coordonne mal mes mouvements. Je ne peux ni écrire à la main, ni boire directement au verre. Je ne suis jamais sûr qu’une cuillerée que je porte à ma bouche y parviendra sans encombre. J’ai de grandes difficultés d’élocution, même si les oreilles attentives me comprennent très bien.
Plus tard, en France, on m’estampillera IMC, alias Infirme moteur cérébral. Cette sympathique appellation d’origine contrôlée me suivra jusqu’à la fin de mes jours, à moins qu’un miracle ne vienne la contredire. Je fis ma première rentrée scolaire à Amiens en septembre 1971, un an après mon arrivée en France. L’école primaire spécialisée, dans le quartier de la Hotoie à Amiens, faisait face à un joli et grand lac artificiel bordé d’arbres, non loin du zoo. Ma classe se composait d’une dizaine d’élèves de différents âges. En classe de CM1, je trouvai un jour sur ma table une nouvelle machine à écrire. La Rolls Royce du moment, une IBM électrique à boule. Avec une étonnante particularité : le clavier était recouvert d’une plaque de métal percée de trous correspondant à l’emplacement des touches. C’était un guide-doigt, génial ustensile ! Aujourd’hui encore, son descendant moderne en plexiglas me permet de poser ma main sur le clavier, puis, grâce aux trous, d’appuyer directement sur la bonne touche.
L’une des plus belles réussites de ma vie, qui contribua à mon intégration sociale et professionnelle, fut l’obtention de mon permis de conduire. Ce qui ne fut pas une mince affaire. Bac en poche, entrée à la fac de droit d’Amiens, nouvelle vie dans mon premier appartement, grosses fiestas. Je m’adaptai très vite à ce nouveau sentiment de liberté et au foisonnement intellectuel qui m’entourait. Cette liberté trouva vite ses limites du fait de mes difficultés à me déplacer. Les transports en communs accessibles en étaient encore à leurs balbutiements. Je dépendais totalement des autres pour m’emmener et me ramener chez moi. Cela me devenait de plus en plus insupportable. L’année suivant l’obtention du permis, je partis au Portugal au volant de ma voiture. Sur place, mes parents une fois montés à mes côtés furent vite rassurés. En me voyant conduire sur les routes sinueuses du nord du Portugal, ils se rendirent compte que je ne représentais pas plus de danger qu’un autre automobiliste. »
Une de mes grandes conquêtes fut celle de l’emploi
« En ce qui me concerne, ayant été échaudé par ma propre expérience de recherche d’emploi, je persiste à me demander si cette volonté d’inclusion est vraiment réelle ou si elle n’est qu’un des nombreux leviers de communication de la part des entreprises, administrations centrales ou locales pour redorer une image éthique défaillante en la matière. D’ailleurs, de quels handicaps parle-t-on ? Les personnes atteintes par un lourd handicap ont-elles la même chance d’accéder à l’emploi que celles dont le handicap ne heurte pas les regards inquisiteurs de beaucoup de personnes valides ? Un coup d’oeil appuyé dans le rétroviseur de ma propre expérience me permet d’en douter.
Des études ont montré que, pour un étudiant, le fait d’être doté d’un joli physique équivaut à deux années d’études en plus. En ce qui me concerne, de combien pourrait-on bien m’amputer ? La flamme de mon grand optimisme perdit vite de son intensité, vacilla et menaça de s’éteindre doucement, avant de se raviver de nouveau.
Je décidai, pour passer le temps plus intelligemment, de m’attaquer à une seconde maîtrise. Ce DESS d’Administration locale était structuré en deux parties. D’abord six mois de cours théoriques sanctionnés par des examens et la remise de mémoires élaborés par groupes de trois. Quant à la seconde partie, elle se composait de six mois de stage dans une collectivité locale ou une administration déconcentrée ayant un lien avec les collectivités. C’est dans ce cadre que j’ai pu trouver un stage à la ville de Meaux. Et deux mois plus tard, partie théorique du DESS achevée, me voici donc débarquant à la DRH meldoise pour la partie pratique d’obtention de mon diplôme. Mon stage à la ville de Meaux se déroula à merveille et mon intégration fut à la hauteur de mes espérances. Peu avant la fin du stage, le directeur du service m’appela dans son bureau et me demanda si cela m’intéressait que l’on me gardât à la ville. Mon embauche un premier avril ne fut pas un poisson ! »
Propos recueillis par Laurent Lejard, juin 2023.
Manquerait plus que je fasse la gueule !, par Victor Rodrigues, éditions Un point c’est tout !, 20€ + frais de port 6€ chez l’éditeur.