La vie de Karine Boucher a basculé quasiment depuis le début de son concubinage, une vingtaine d’années avant d’être allongée au sol par trois cartouches de chasse tirées par son compagnon. L’issue d’un long calvaire sous l’emprise d’un homme dominateur, brutal, un masculiniste exploiteur comme il y en a trop. Entre-temps, vingt années d’humiliations, brimades, privations, des moments de joie et bonheur avec ses enfants vite contrariés par « l’autre » comme elle le désigne maintenant. Puis un retour à la vie avec un bras en moins (emporté par un début de gangrène consécutif à l’un des tirs), la découverte de l’humanité des blessés et handicapés dans un centre de rééducation de Berck, et celle du golf qu’elle pratique assidûment depuis près de quinze ans. Toute sa souffrance et sa résurrection, sauvée in extremis par les médecins, elle le raconte dans le récit « De toutes mes forces, renaître. » Récit qu’elle a pris du temps à exprimer : « Je n’y avais pas forcément réfléchi, cela ne présentait pas un intérêt dans les années 2010 de raconter mon histoire. Il y a d’abord eu le drame, le handicap; à part s’apitoyer sur mon sort, je ne voyais pas l’intérêt. »

Karine Boucher au Louvre Lens ©Emmanuel Puglisi

Le déclic est venu plusieurs années après d’une amie qui lui a proposé d’exposer son drame à de futures soignantes : « J’ai parlé à ces élèves de la relation entre patient et soignant, qu’elles comprennent la personne au-delà des soins qu’elles allaient apporter, sans la zapper. On m’a demandé si j’avais écrit un livre, alors que ces auditeurs étaient en état de choc, et avaient besoin de ce retour d’expérience. Mon nouveau conjoint m’a aussi poussé à l’écrire. Les lecteurs verront qu’il n’y a pas eu que de la violence pour supporter tout ça, je l’explique de même que l’évolution des lois. Je voulais que mon livre aide, en découvrant l’avant, le pendant et l’après. J’ai dû affronter le parcours citoyen de victime, c’était hyper violent. Je me suis rapidement aperçu que ce n’était pas fini après le procès, on n’est pas prêt à être une victime. » Elle n’a pas été aidée ni accompagnée par une associations de victimes, encore rares en 2010 et ne couvrant pas tout le territoire. Et si « l’autre » a été condamné à vingt ans de prison, il est désormais libre.

« Le but de ce livre est de dire que maintenant il y a des associations, qu’on peut être aidé. Je pouvais donner des exemples, du positif. Le handicap, le procès, toute ma vie complètement détruite, je n’avais plus rien et un membre en moins, qu’est-ce que je fais de cette personne que je vois dans le miroir ? Une fois que j’ai accepté physiquement, après des années d’emprise, il a fallu faire tout ce chemin, de me dire J’ai le droit de sortir avec des copains et copines, mais ca a pris du temps. J’avais cette frustration, cet interdit, je n’avais pas pris conscience que j’étais libre. »

Karine Boucher lors d'un tournoi open de golf

Et des portes se sont ouvertes : « En centre de rééducation, on est entre nous. Le second contact social que j’ai eu, c’est au golf quand on m’a proposé une initiation, j’ai secoué mes préjugés sur ce sport. Les joueurs nous regardaient, nous donnaient des conseils, avec une envie de partager. Quand je suis sortie du centre rééducation, j’allais au golf de Saint-Omer, je sentais que ça me faisait du bien. J’ai pu poursuivre tous les mardis, puis d’autres jours. Au practice, il y avait toujours quelqu’un avec l’envie de me connaître. Finalement, je n’étais pas l’handicapée du centre, mais une golfeuse avec laquelle partager une partie. Chacun pratique comme il peut avec ses moyens, on joue le même jeu. Valide ou handi, on peut jouer ensemble ; je suis golfeuse dans le club et paragolfeuse en compétition. Ce qui me plaît dans ce sport, c’est l’envie de partager. »

Couverture du livre De toutes mes forces, renaître

Dans sa renaissance, elle a dû éviter un piège aux sentiments organisé par des hommes qui ont une attirance sexuelle pour les femmes amputées : « Devotee, je ne connaissais pas ce terme. Ces personnes, je ne sais pas comment elles fonctionnent, ça commence par une demande d’envoi de photos du moignon… » Elle a feint de jouer le jeu : « Certains ont compris qu’ils se faisaient piéger, ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire. Maintenant, il y a sur Internet des groupes fermés sur l’amputation, alors que des personnes sont extrêmement vulnérables avec leur handicap. C’est très complexe, on met en garde les jeunes, ça peut être destructeur, alors qu’on s’interroge si on va trouver l’amour de quelqu’un. C’est pour cela que j’en parle, on est de la chair fraîche… » Karine constate que le sujet dérange, par méconnaissance de ces prédateurs assez particuliers.

Le handicap l’a chamboulée, positivement : « Je me sens beaucoup mieux dans ma vie d’aujourd’hui que dans celle d’avant. Si on a été effacé, gommé pendant tant d’années, tout organiser pour que tout soit parfait, une vie conditionnée à l’autre. Je n’avais plus de personnalité. » L’agression dont elle a failli mourir a entraîné une double amputation, celle de son bras droit… et de son conjoint toxique. Sans qu’elle quitte sa région d’origine : « Pourquoi je m’éloignerais ? Me déraciner pour me protéger ? L’autre est sorti, peut habiter où il veut, mais n’a pas le droit d’entrer en contact avec moi. »

La prison, Karine l’a elle aussi connue, d’une manière inattendue : « J’ai reçu un courriel pour devenir actrice. Au début, je pensais que c’était une blague. J’ai eu un rôle dans le film C’est tout pour moi [réalisé par Nawell Madani et Ludovic Colbeau-Justin en 2017 NDLR], avec François Berléand. Je ne savais ce que je devais faire, on m’a dit Votre rôle, une codétenue, on va tourner dans une prison, et la réalisatrice m’a prise sans savoir que j’étais comme ça ! Un vrai pied de nez à l’Histoire. Quelque part, ça fait plaisir, on sent quelque chose qui a touché : on commence par du négatif, pour aller vers le positif. »

Laurent Lejard, mai 2025.

De toutes mes forces, renaître, par Karine Boucher, éditions l’Archipel, 20€ en librairies et 14,99€ en numérique.

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