Avec 100% de réussite au baccalauréat, l’Établissement Régional d’Enseignement Adapté Toulouse-Lautrec, installé dans la riche commune de Vaucresson (Yvelines), est un établissement inclusif d’excellence. Inclusif parce qu’il accueille 270 enfants et jeunes handicapés moteurs et 110 valides, d’excellence par ses résultats et l’intégration de professionnels de santé, dont la médecin Armelle Brière-Savard. Urgentiste de métier, elle raconte son quotidien dans Le Handicap au fond du cartable, récemment publié. Elle explique également comment elle a intégré l’établissement et a découvert ce qu’autonomie voulait dire pour des enfants et jeunes dépendants des autres pour leur vie quotidienne. Sans équivalent en France, Toulouse-Lautrec subit actuellement les mêmes affres que les établissements spécialisés confrontés à la difficulté de maintenir les personnels de santé, et d’en recruter pour remplacer ceux qui partent.

Question : Votre récit de médecin d’un établissement scolaire accueillant plus d’élèves handicapés moteurs que valides est publié au moment où des informations alarmistes pèsent sur cette école-collège-lycée d’excellence…

Armelle Brière-Savard

Armelle Brière-Savard : J’ai sorti ce livre en février 2022, écrit avant la pandémie de Covid-19. La publication a pris du retard à cause de la pandémie, et j’ai dit à l’éditeur que j’étais un peu ennuyée parce que cet établissement où je suis fière de travailler, qui fonctionne bien, connaît depuis quelques mois des difficultés de recrutement de personnels. Comme partout en France dans le médico-social. Surtout des aides soignantes, les infirmières on y arrive encore, et les personnels sont très attachés à l’établissement et y restent grâce à l’état d’esprit qui est formidable autour de ces jeunes. Mais à un moment, quand on a des salaires de misère, on ne peut plus continuer à venir travailler. Là, en plus, un poste d’infirmière est supprimé, c’est la goutte de trop qui complique la situation. Contrairement à ce qui s’est diffusé, ça ne remet pas en cause l’internat, c’est une infirmière de jour qui est supprimée. Mais les personnels sont épuisés par le Covid, il y a davantage d’arrêts-maladie, ça accentue la tension. Quand les aides soignantes manquent, ce sont les infirmières qui font ce travail en plus du leur, dans la limite du possible. Et quand il manque trop de personnels, on est obligé de fermer le centre de soins, et par conséquent on ne peut plus accueillir les jeunes pour leur scolarité et leur rééducation puisqu’ils ont besoin de soins.

Question : Quels ont été les effets de la pandémie sur la vie de l’établissement ?

Armelle Brière-Savard : On a été assez préservés. Au tout début, l’établissement a fermé comme tous les autres mais le centre de soins est resté ouvert. Ce qui est compliqué avec Toulouse-Lautrec, c’est qu’il comporte une structure scolaire et un centre de soins avec des directions différentes : le scolaire c’est l’Éducation nationale, avec un bâtiment et des personnels d’entretien gérés par la Région et le Département; le centre de soins est géré par l’association PEP92. Du primaire au BTS, il n’y avait pas d’obligation vaccinale des personnels Éducation nationale mais les personnels de santé étaient obligés, alors qu’on travaille pour les mêmes jeunes ! Lors de la fermeture, on allait voir les jeunes chez eux pour les soins infirmiers, la kiné. Sauf qu’on a été nous-mêmes malades, on a été un cluster et on a arrêté… On a demandé une dérogation pour rouvrir plus tôt, accueillir les enfants et décharger les familles. Peu d’enfants et de jeunes ont été malades, protégés par leur âge, deux hospitalisés, pas de décès Covid, c’était un soulagement parce qu’on redoutait des formes graves pour nos jeunes insuffisants respiratoires. On a adapté nos pratiques pour simplifier la vie des parents, notamment en faisant des tests et vaccinations sur place.

Question : Peu de conséquences en fait ?

Armelle Brière-Savard : Les enfants ont beaucoup raté l’école, dès qu’ils étaient cas-contact ils étaient renvoyés dans leurs familles, ça a été très lourd pour elles. Aussi beaucoup d’absentéisme de personnels cas-contacts ou malades, et encore maintenant des refus ou contre-indication de vaccination de personnels qui ont été écartés mais pas remplacés. Tout le monde est fatigué. Et quand on vous dit qu’on supprime une infirmière, sans concertation… ! Je comprends qu’on manque d’infirmières scolaires partout, et quand on regarde les tableaux on se dit « Tiens, Toulouse-Lautrec a quatre infirmières scolaires, ça fait beaucoup, on en supprime une pour la mettre ailleurs, et le centre de soins en embauchera une. » C’est comme ça que cela s’est dit. Mais on ne peut pas recruter une infirmière supplémentaire au centre de soins parce qu’il n’y en a pas. En ce moment, dans les hôpitaux de Paris, 4.000 postes d’infirmiers sont vacants et il y a une pénurie très importante en France. Et à choisir, les infirmières ont un bien meilleur salaire dans le secteur hospitalier que dans le médico social. Ce n’est même pas une question de budget. L’Agence Régionale de Santé nous autorise à embaucher une intérimaire mais les bureaux d’intérim n’ont pas d’infirmière. Comme partout en France.

Question : Vous êtes sur deux fronts, pour préserver les élèves et le cadre de votre intervention ?

Armelle Brière-Savard : La priorité, ce sont les jeunes qui doivent être correctement soignés. On a besoin également de travailler de façon normale, on ne peut pas pallier les absences en permanence. Moi je suis sur le terrain médical. Jusqu’à présent, on était très préservés sur le plan des personnels. Il y a eu une rupture avec l’après-crise Covid, avec des gens plus fatigués, plus d’arrêts de travail, des non-vaccinés qui ne peuvent pas travailler mais ne sont pas remplacés, et maintenant du fait du Ségur de la santé des différences salariales importantes des infirmières et aides-soignantes entre le secteur le sanitaire et le médico-social. Entre les infirmières scolaires qui dépendent de l’Éducation nationale et celles du centre de soins, la différence est importante, les premières sont mieux payées.

Entrée de l'EREA Toulouse-Lautrec

Question : A la crise qui a mis à bas le système de santé français, notamment l’hôpital sans que le libéral puisse pallier, a succédé une crise dans la crise avec la revalorisation salariale partielle du Ségur ?

Armelle Brière-Savard : Ce qui est sûr, c’est que les hôpitaux ne manquent pas de lits mais de personnels. Ils ferment des lits par manque de personnels. C’est bien beau d’applaudir les personnels soignants au balcon mais le problème est ailleurs. Les salaires devraient être identiques entre hôpital et médico-social. On dépend de conventions collectives qui n’ont pas été rénovées. De plus, un établissement comme le nôtre coûte cher et va à l’encontre de ce que souhaitent les parents qui veulent tous que leurs enfants soient dans le milieu valide. La loi de 2005 donne un droit à l’inclusion mais pour qu’elle soit réussie, elle doit être positive pour tout le monde, les parents, les enseignants, les élèves. L’inclusion en milieu valide, quand les maladies, les handicaps évoluent, il arrive un moment où elle n’est plus possible. On le voit bien, des élèves viennent visiter Toulouse-Lautrec après l’agrément de leur Maison Départementale des Personnes Handicapées, ne s’inscrivent pas parce que c’est trop dur, cette visite les renvoie trop à leur handicap. Plus tard, ils reviennent et franchissent le pas, parce que la maladie a évolué, la famille est épuisée, qu’ils ne peuvent plus rester dans le milieu valide, que ça devient trop lourd, trop de soins, de kiné à organiser, qu’il y a trop d’élèves dans les classes, qu’il y a pénurie d’AESH et que c’est pas facile d’avoir une AESH tout le temps, ça peut créer une barrière entre vous et les autres, surtout à l’adolescence. Alors que nous on apprend aux jeunes à être autonomes, sans AESH, et faire des choix pour leur vie, apprendre à être soi-même, plus pouvoir être que pouvoir faire. L’autonomie, c’est quelque chose de compliqué pour des jeunes en situation de handicap, un long chemin d’apprentissage des outils de compensation et pour savoir demander l’aide dont ils ont besoin.

Question : C’est ce que vous évoquez dans votre livre, et ça a évolué ces deux dernières années avec la secrétaire d’État aux personnes handicapées qui veut faire entrer les soins dans les établissements scolaires ?

Couverture du livre Le handicap au fond du cartable

Armelle Brière-Savard : Ce que propose cette ministre est intéressant sur le papier, après il y a un principe de réalité, il faut qu’il y ait des locaux pour le matériel, les professionnels, les kinés, les orthophonistes, et il faut qu’ils aient du volume d’activité, ils ne vont pas venir pour trois jeunes deux fois par semaine. A Toulouse-Lautrec, toutes les salles de rééducation sont dans l’établissement. Sauf qu’on a fait venir des élèves valides, pour une inclusion inversée. Les parents disent : « on arrive à poser nos valises. » L’autonomie, ce n’est pas faire tout seul, c’est organiser sa vie et les aides qui vont la permettre. Le rêve de tout parent, c’est que leurs enfants soient autonomes, c’est très libérateur avec les outils de compensation. Ils sont très inquiets du retour vers le milieu valide. Chez nous, leurs enfants sont encadrés, chouchoutés, il y a un accompagnement très personnalisé et un suivi pendant les trois années suivant leur sortie pour que la transition se passe en douceur. On est conscient que c’est compliqué. On passe de consultations multidisciplinaires enfants à des consultations multidisciplinaires adultes. Les jeunes adultes n’ont pas forcément de médecin traitant, ils gardent leur médecin hospitalier. Ils nous connaissent, on a une relation de confiance, alors qu’ils ont beaucoup de choses à gérer et la solution de facilité est de continuer avec nous.

Question : Tout cela fait de Toulouse-Lautrec un établissement unique en France, qualifié d’excellence, mais qui rencontre actuellement une situation difficile…

Armelle Brière-Savard : Avant le Covid, on n’avait pas de problème de personnel, ça fonctionnait parfaitement. Les élèves pouvaient mêler soins et rééducations à leur scolarité et ils apprenaient l’autonomie tout en partageant des amitiés avec des jeunes valides. Les problèmes de personnels fatigués par deux ans de Covid, sous-payés parce qu’appartenant au secteur médico-social, ne doivent pas priver ces jeunes d’une telle scolarité. Il était intéressant que ce soit un médecin qui en parle. D’où ce livre.

Propos recueillis par Laurent Lejard, avril 2022.

Le Handicap au fond du cartable, par Armelle Brière-Savard, éditions du Cerf, 18€ en librairies.

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