25.000 euros ! C’est ce que devait coûter avant la suspension des cours l’année universitaire à Chloé Fonvielle. A la fois élève brillante, totalement paralysée et privée de la parole, cette jeune femme de 21 ans, infirme motrice cérébrale, est parvenue au baccalauréat avec mention « très bien » et a voulu logiquement entamer des études supérieures, à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble (Isère). Pas trop loin de sa famille, elle pensait que ce serait aisé puisque le campus dispose d’un foyer logement médicalisé. Mais voilà que la Maison Départementale des Personnes Handicapées voit « foyer médicalisé », donc établissement médico-social et accorde à Chloé une Prestation de Compensation du Handicap en établissement : conséquence, dès que les roues du fauteuil motorisé qu’elle pilote du menton parviennent sur le trottoir, elle est seule, sans aide humaine. Chloé a bien demandé un complément de PCH pour sa vie au dehors, mais la MDPH a rejeté sa requête; la loi n’autorise qu’une seule prestation, et le logement-foyer pour étudiants handicapés devient sa prison. Ubuesque ! Impossible alors de prendre seule le tramway ou le bus, franchir les obstacles inattendus, enlever son manteau ou le remettre, sortir son ordinateur et prendre des notes, consulter des livres non numérisés à la bibliothèque universitaire, communiquer avec d’autres étudiants, les professeurs et les personnels (elle utilise une méthode de communication facilitée qui nécessite que l’interlocuteur prenne un peu de son temps), déjeuner, etc.

Chloé Fonvielle est dépendante, et le ministère de l’Enseignement supérieur n’a pas prévu que des jeunes femmes et hommes comme elle étudient. Si Chloé avait résidé dans un appartement classique, la situation aurait été identique : la MDPH lui aurait accordé une PCH pour ses lever-toilette, petit déjeuner, trajet à l’Institut, déjeuner de midi et déplacement à la BU, retour au domicile, diner, activités de loisirs, coucher. Mais pas pour la prise de notes, la consultation des livres à la BU, le travail universitaire. Parce que dans l’édifice fissuré que constitue notre Solidarité Nationale compartimentée, les aides humaines des actes de la vie quotidienne sont couverts par la PCH payée par le Département avec cofinancement étatique, celles des temps scolaires par l’Éducation Nationale, le besoin d’aide en milieu professionnel par l’employeur financé par les deux fonds Agefiph et FIPHFP, et les temps universitaires par les Universités et Grandes Écoles. Sauf que là, Chloé est tombée dans une faille, il n’existe aucune obligation de fournir aux étudiants dépendants les aides humaines qui prennent le relais : « L’accompagnement des gestes pour l’accès aux savoir est de la responsabilité de l’établissement », justifie une fonctionnaire en charge de l’aide aux étudiants handicapés au ministère de l’Enseignement Supérieur qui interroge Sciences Po : quelle est « la part des 25.000€ relevant de l’aide humaine aux gestes ‘accès aux savoir’  et qu’elle est celle (accès au savoir) qui relève de votre établissement ? » Parce que Chloé n’a pas renoncé, elle paie elle-même un auxiliaire de vie universitaire qui n’est autre que l’accompagnant de l’élève en situation de handicap qui l’assistait au lycée.

Qu’en pense Chloé ? 

« Je m’appelle Chloé Fonvielle, j’ai 21 ans. Je suis née à terme mais, pendant l’accouchement, mon cerveau a manqué d’oxygène. J’ai une paralysie cérébrale qui, chez moi, s’est traduite par une tétraplégie sans l’usage de la parole. Je suis donc totalement dépendante pour tous les gestes quotidiens mais également pour ma communication orale. J’ai passé les six premières années de ma vie en région parisienne. Je suis allée en hôpital de jour de l’âge de 3 ans à 6 ans. Puis, mes parents ont déménagé en région grenobloise et là, je suis allée en tant qu’externe au sein d’un Institut d’Éducation Motrice puis en Unité localisée pour l’inclusion scolaire (à l’époque ça s’appelait CLIS 4) pour enfin intégrer l’école de mon village en CM1. J’ai ensuite poursuivi ma scolarité au collège de secteur puis j’ai intégré un lycée ayant une spécialité cinéma tout en suivant une partie des cours via le Centre National d’Enseignement à Distance. Après avoir obtenu mon bac L spécialité cinéma avec mention très bien, j’ai intégré Sciences Po Grenoble. Je suis en première année. Je fais ce qu’on appelle un parcours long c’est-à-dire une année en deux ans. Je suis donc partie pour 10 ans d’études si tout va bien. J’ai choisi de me présenter au concours de Science Po car c’est un institut qui prodigue un enseignement pluridisciplinaire ouvrant de larges opportunités. »

« D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été intéressée par le monde qui m’entoure et je me sentais un peu à l’étroit au sein du milieu spécialisé. J’ai d’abord communiqué à l’aide de pictogrammes et vers l’âge de 6/7 ans, lorsque mon ergothérapeute a trouvé la solution de la commande au menton et du même coup de l’accès à l’ordinateur, j’ai commencé à écrire via cette commande sur un ordinateur et tout de suite adoré écrire des poèmes, des histoires, des chansons (écoutez celle-ci sur Youtube). Écrire me prend énormément de temps et d’énergie mais me procure surtout un immense plaisir. Je continue à écrire lorsque mes études m’en laissent un peu le temps ! »

« A l’adolescence, je me suis tournée vers le cinéma. J’ai fait trois colos thème cinéma. Ce furent des moments de vie extraordinaire. Alors que mes années collèges étaient difficiles à vivre du point de vue relationnel, partir en colo était une bouffée d’oxygène et surtout, comme j’étais la seule en situation de handicap, je me suis rendue compte qu’il était possible de vivre dans une société inclusive et que le cinéma était un bon moyen de transmettre des émotions et des messages. J’ai donc fait une spécialité cinéma au bac et j’ai réalisé à cette occasion un court métrage sur la liberté d’expression. Je suis également très intéressée par la géopolitique, les problèmes de société, les politiques publiques, les questions de liberté d’expression et de droits humains. Au départ, j’envisageais d’être journaliste ou réalisatrice de documentaire mais je me vois bien aussi travailler au sein d’associations ou de collectivités territoriales ou de pouvoirs publics en vue d’améliorer la situation des personnes en situation de handicap pour une société plus inclusive. L’action que je mène pour avoir des AVU m’a donné envie de m’investir dans cette voie. »

« J’aime aussi voyager et notamment aux États-Unis (avant que Trump soit au pouvoir !) où le regard sur le handicap est totalement différent, et pour mes 18 ans je suis partie avec mes deux cousines et ma meilleure amie à Londres. Dans le cursus de Sciences Po, la deuxième année doit se faire à l’étranger, j’espère que l’on pourra trouver des solutions pour que je puisse partir vivre cette expérience. »

Question : Comment se sont passées vos études, au lycée puis à Sciences Po ?

Chloé Fonvielle : Mes premières années scolaires ont été faites au sein d’instituts médico-sociaux. Puis j’ai intégré le milieu ordinaire en CM1. Si je devais résumer, ce furent des années de combat surtout pour obtenir des aménagements pédagogiques, j’ai dû faire tomber un certain nombre de murs dressés devant moi. Quand j’ai voulu passer du milieu spécialisé à une ULIS spécialisée dans le handicap moteur, on m’a dit que j’étais trop handicapée, puis en 6ème on m’a demandé de réfléchir à une autre orientation ! Il m’est arrivée plusieurs fois d’être épuisée face à des absurdités administratives et des incompréhensions professorales. Je me rappellerai toujours d’une phrase prononcée par un professeur de 6e, « Chloé, ton plus grand ennemi c’est le temps », sous-entendu tu ne pourras pas continuer au collège. Comme si je ne savais pas que mon handicap implique une lenteur d’exécution. Il me faut en moyenne 3 à 4 fois plus de temps pour rédiger, donc sur une épreuve de bac de 4 heures, je vous laisse imager le temps qu’il me faudrait si je n’avais pas d’adaptations ! Mais à travers tous ces combats, j’ai rencontré aussi lors de mon parcours quelques personnes-clés  comme une instit qui a dit à ses collègues réticents « moi, je veux bien prendre Chloé dans ma classe », une proviseure de collège qui a fait bouger les mentalités du corps professoral, un prof de cinéma qui a fait bouger le rectorat. A toutes ces personnes qui se sont battues à mes côtés pour obtenir des aménagements ainsi qu’à mes parents, je leur dois beaucoup. Sans leur soutien, je n’aurai pas pu réussir à garder ma combativité. Dans mon parcours, jusqu’à présent, je n’avais pas eu à me battre pour avoir une Auxiliaire de Vie Scolaire. Mais une fois arrivée à l’université, ce poste n’existant pas, mes parents ont dû se résoudre à embaucher une personne avec le soutien de la Fondation Sciences Po, mais cette solution n’est pas pérenne et la recherche de financement est épuisante moralement. J’ai toujours voulu réussir mes études, j’ai beaucoup travaillé pour ça et aujourd’hui je continue à me battre pour qu’il n’y ait pas de rupture d’accompagnement entre le secondaire et le supérieur. Je reste persuadée que c’est par les études qu’on arrivera à une société plus inclusive !

Question : Vous dénoncez l’absence d’aides humaines (AESH/AVU). Que vous a répondu le secrétariat d’État aux personnes handicapées ? Sophie Cluzel a en effet affirmé que ces assistants existent, mais il est de la compétence de chaque établissement universitaire de recruter et payer ces personnels sur une ligne du budget de l’État.

Chloé Fonvielle : 
Sophie Cluzel s’est avancée lorsqu’elle a parlé d’AVU ! Ou alors il faudrait qu’elle nous dise où ils sont. S’il y a bien une chose que nous avons appris avec mes parents pendant ces 21 années, c’est que nous devons toujours anticiper nos démarches auprès de la MDPH et des établissements scolaires. En avril 2018, soit un an avant l’obtention de mon Bac Littéraire, je me suis donc rapprochée de Sciences Po Grenoble pour connaître les adaptations prévues dans le cadre du concours d’entrée. L’Institut a décidé d’utiliser celles mises en place pour le passage du Bac. En octobre 2018, j’ai rencontré le service Accueil Handicap de l’Université de Grenoble. C’est à ce moment que j’ai appris qu’il n’y avait pas d’AESH à l’université. Le service Accueil Handicap a mis en place tous les aménagements qu’ils avaient à leur disposition : parcours long (1 année en deux ans), aménagement pour les cours et les examens, prise de note et cours en ligne. En avril 2019, j’ai déposé un dossier à la MDPH pour une réévaluation de mon projet de vie : intégrer une résidence universitaire adaptée aux étudiants en situation de handicap située sur le Campus de Grenoble à savoir la résidence Prélude, bénéficier d’une PCH Aide Humaine pour le suivi de mes études, conserver ma PCH Aidant Familial lors de ma présence chez mes parents. La résidence adaptée Prélude étant considérée comme un foyer socio éducatif, j’ai donc maintenant une PCH Établissement qui ne peut se cumuler avec une PCH Aide Humaine sur le temps universitaire. Je conserve ma PCH Aidant Familial lorsque je ne suis pas présente dans la résidence Prélude. Dans mon appartement, je bénéficie des auxiliaires de vie pour réaliser tous les gestes du quotidien (me lever, me coucher, me laver, manger, boire, etc.) mais cette aide s’arrête aux portes de la résidence.

La question de mon accompagnement s’est donc posée lorsque j’ai réussi le concours d’entrée de Sciences Po en juin 2019. Après discussion avec les responsables de l’IEP et du service Accueil Handicap, la seule solution viable à mon intégration aux cours était de recruter par nos soins une AVU. Nous avons donc recruté en CDI une auxiliaire de vie universitaire avec un contrat de 28 heures, c’est l’AESH qui m’accompagnait au lycée et a démissionné de son poste de l’Éducation Nationale pour me suivre dans mes études supérieures. Sciences Po, grâce à sa Fondation, nous a soutenu financièrement une partie de cette année, mais cette solution n’est pas garantie sur la durée de ma scolarité. Dans mon cas, il est très difficile de faire la distinction entre la part de l’accompagnement qui dépend « des gestes quotidiens » et « des gestes accès au Savoir » pendant mon temps d’études. Quand mon AVU appuie sur le bouton de l’ascenseur pour que je puisse me rendre au centre de documentation, n’est-ce pas un geste du quotidien et aussi un accès au Savoir ? Lorsque mon AVU sert d’intermédiaire entre moi et mes professeurs en épelant l’alphabet, de quels gestes cela dépend-il ? Idem lorsqu’elle me lit des livres non numérisés, des exemples de la sorte ne manquent pas. Pour rappel, la circulaire du 3 mai 2017 fait état de trois domaines d’activité qui regroupent les différentes formes d’aide apportées aux élèves en situation de handicap par les AVS et les AESH : l’accompagnement des élèves dans les actes de la vie quotidienne, aux activités d’apprentissage et dans les activités de la vie sociale et relationnelle. Or, depuis que mon combat pour obtenir des AVU a été médiatisé, le ministère du handicap et celui de l’enseignement supérieur et de la recherche se renvoient un peu la balle. Pour le ministère de l’enseignement supérieur, cela ne dépend pas d’eux mais de la PCH, mais pour le Conseil Départemental de l’Isère cela dépend de l’université ! Les gestes du quotidien et de l’accès au savoir sont trop imbriqués pour identifier le coût de chacun et du coup, le plus simple serait qu’il y ait réellement une continuité de prise en charge et que les universités proposent des AVU pour les étudiants handicapés qui en ont besoin. En terminale, j’avais une AVS payée par l’Education Nationale, j’ai eu mon Bac et ensuite, comme par miracle, je n’en ai plus besoin ! Si seulement, je pouvais me passer d’une AVU, mais ce n’est pas le cas.

Question : Sciences Po Grenoble recrute-t-elle des preneurs de notes, assistants d’études, et pour quels étudiants handicapés ?

Chloé Fonvielle : En lien avec le service accueil handicap de l’université, à Sciences Po il y a des preneurs de notes et les cours sont également en ligne. Il y a des aménagements pour les examens, mais à ma connaissance pas d’assistant d’études.

Question : 
Votre mère précise qu’à la reprise des cours, c’est l’aide humaine que vous avez recrutée et que vous payez grâce à la cagnotte qui vous aidera. Que pensez-vous de cette situation ?

Chloé Fonvielle : Au départ, je ne souhaitais pas faire une cagnotte en ligne mais beaucoup de personnes souhaitant m’aider m’ont incité à faire cette cagnotte. Pour ma part, je ne pense pas que ce soit à la générosité des gens de pallier les manques des politiques publiques. Mais en attendant d’avoir une réponse concrète des pouvoirs publics, cette cagnotte me permet de financer la fin de l’année scolaire et l’année prochaine. Il me reste encore huit années à financer soit encore 200.000 euros à trouver ! J’espère qu’on trouvera une réponse pérenne pour moi, mais aussi pour tous les autres étudiants en situation de handicap qui en ont besoin.

Propos recueillis par Laurent Lejard, avril 2020.

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