A qui profite le crime, et quel en est le mobile ? La réponse à ces deux questions n’est pas évidente tant le rideau de fumée est épais. Depuis le départ en 2016 du président « historique » René Breton et le décès prématuré en janvier 2019 du directeur général Franck Lafon dont la gestion s’est avérée peu professionnelle selon le rapport de la Cour des Comptes de 2014, la gouvernance de l’Union nationale des aveugles et déficients visuels (UNADEV) reconnue par l’État « d’assistance et de bienfaisance » est devenue instable : trois présidents en deux ans, une nouvelle directrice générale sur siège éjectable, l’association fonctionne en mode pilote automatique. Avec comme résultat un président mis en minorité par le Conseil d’Administration mais qui se maintient d’autorité, des tentatives contestées en justice pour coopter des administrateurs (dont un accusé de harcèlement sexuel en 2018) lui donnant une majorité, une directrice générale menacée de licenciement et dépossédée de ses responsabilités, des comptes 2020 et un budget 2022 toujours pas approuvés faute de réussir à tenir l’Assemblée Générale statutaire, un contexte de peur pesant sur les administrateurs et les salariés, et finalement une insécurité juridique de fonctionnement et de collecte des dons dès janvier 2022.

La gouvernance en première ligne

Marc Bolivard

Le conflit qui divise le Conseil d’Administration semble échapper à toute intelligence ou rationalité, et apparaît reposer sur des volontés individuelles. Celle, au premier chef, de son actuel président, Marc Bolivard élu en juin 2019 à la place d’Alain Boutet démis de son mandat d’administrateur lors d’une Assemblée Générale très agitée (lire cet article). Depuis, le nouveau président est à son tour contesté et accusé de décisions aussi autoritaires qu’irréfléchies. Il aurait ainsi décidé unilatéralement d’augmenter de 30% le salaire de la nouvelle Directrice Générale, Magalie Gréa, et ferait également de même pour d’autres salariés, sans tenir compte de la Convention Collective du 31 octobre 1951 applicable. Contactés maintes fois, ni le président ni la directrice générale n’ont voulu s’exprimer : « Je me permets de revenir vers vous pour vous informer que notre Président, Marc Bolivard et notre Directrice Générale, Magalie Gréa ne souhaitent pas s’exprimer pour le moment », répondait le 6 décembre dernier la porte-parole de l’Unadev. Le même jour, le responsable de la communication envoyait un courriel aux administrateurs pour leur intimer le silence : « Si vous êtes sollicités par un média, nous vous recommandons avec notre Président et notre Directrice Générale, de ne pas y répondre et de contacter rapidement le service communication, pour éviter de vous mettre en difficulté et de mettre en difficulté l’association. L’opportunité de la réponse et les éventuels éléments de langage seront établis collectivement ». Dans ce système de communication contrôlée, les réponses des adhérents aux messages du président sont traitées par le secrétariat général qui les transmet au président qui ne leur répond pas, la com’ est à sens unique. Et la plupart des adhérents et salariés contactés ne veulent pas être identifiés, par peur de représailles.

Les Assemblées Générales sont conflictuelles depuis plusieurs années, marquées par des agressions verbales et parfois physiques, avec un clan présidentiel qui tente de monopoliser la parole ou empêcher d’autres adhérents de s’exprimer. Les votes sont tendus, contestés ; selon un administrateur, le président Bolivard déplore qu’ils se fassent à bulletin secret, cela l’empêche d’identifier ceux qui le contestent ! Le Conseil d’Administration a d’ailleurs voté, en avril 2021, une motion de défiance par 7 voix contre 6 et 1 abstention. Prétextant un usage ancien, le président a considéré que l’abstention n’étant pas un vote contre, elle s’ajoutait aux pour et que, faute de majorité contre lui, il se maintenait, gouvernance digne d’un royaume d’opérette. Impression renforcée par la convocation du Bureau du Conseil d’Administration le 27 décembre par un président qui sera en vacances. Et s’il est décrit comme autoritaire, prenant des décisions arbitraires, intimidant les gens à coup d’avertissements, il n’hésite pas à faire coup de poing quand on lui résiste comme l’a vécu un adhérent qui s’offusquait de la rudesse avec laquelle Monsieur Bolivard s’était adressé à son épouse. Tous deux ont été sanctionnés d’un rappel à la loi.

Un club de copains en arrière plan

Organigramme clanique du rapport Convergo

A quoi sert l’Unadev ? Elle ne gère plus l’école de chiens-guides d’aveugles Aliénor devenue totalement indépendante depuis 2015, en soutient encore quatre, tout en utilisant l’argument chien-guide pour jouer sur la corde sensible auprès des donateurs contactés par téléphone. Ce démarchage sous la forme fréquente d’un « don à l’arraché » a valu à l’Unadev d’être expulsée de la Fédération des Aveugles de France et boudée par les autres organisations nationales, mais a rapporté 25 millions d’euros en 2019, auxquels il faut ajouter 6 millions d’autres recettes. Qu’en fait l’Unadev ? Pas de l’aide à l’autonomie, elle emploie une seule instructrice en locomotion et aucun AVJiste accompagnant les personnes déficientes visuelles vers une vie à domicile, explique un salarié. Lequel constate que l’association est toujours très bordelaise, avec une communauté de salariés-adhérents-usagers cultivant l’entre-soi et ignorant les antennes régionales dans lesquelles ils ne se rendent jamais : « Il faut imaginer que quelques dizaines de personnes fréquentent les locaux bordelais, en disposant de moyens colossaux. L’Unadev compte 3.500 inscrits mais seulement quelques centaines de bénéficiaires dont les administrateurs usagers, une poignée d’adhérents qui fait la pluie et le beau temps. »

L'inspectrice du travail rappelle la direction à ses devoirs en mars 2018, au sujet d'un membre du clan des copains harceleur sexuel

Ces derniers, appelons-le clan des copains, sont tous aveugles ou très malvoyants, autonomes, apprécient le sport, les voyages et autres activités qui, comme par hasard, constituent le gros des interventions que finance l’Union. Ce copinage est d’ailleurs relevé par le cabinet Convergo qui a élaboré en 2018 un rapport sur les risques psychosociaux subis par les salariés : « L’organigramme de l’association permet de comprendre les conséquences des affinités personnelles ou professionnelles de certains membres de l’association […] Ce fonctionnement par « clans » se retrouve à d’autres niveaux dans l’association, et particulièrement au sein du conseil d’administration : il est décrit comme étant constitué de deux groupes de taille équivalente, qui s’opposent régulièrement, et d’une petite minorité d’administrateurs qui, selon leur vote, viennent faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Obtenir les votes de cette minorité devient donc stratégique et chaque groupe manoeuvrerait régulièrement pour faire pencher en leur faveur les avis de ces administrateurs.» Un administrateur et salarié veut naviguer : il s’embarque sur un voilier dans des compétitions et performances et obtient un système expérimental d’aide à la navigation. Un salarié sportif aveugle veut visiter le Japon : il part en classe affaires tous frais payés au motif d’un voyage d’études ; après une tentative avortée du clan des copains de le placer à la Direction Générale, il a négocié un départ conventionnel financièrement très intéressant. Ces adhérents-salariés-usagers de l’Unadev sont décrits comme proches du président actuel et utilisant les ressources de l’Unadev à leur profit. Pas en détournant directement l’argent mais en orientant les interventions dans les domaines et activités qui les intéressent. « L’Union est gérée par des gens qui n’ont que ça à faire et ne sont pas dans la vie du travail, dans la vraie vie, explique un ancien administrateur. Ils ont besoin de reconnaissance sociale, d’un statut valorisant. Président de l’Unadev, c’est quelque chose, on est reçu, considéré. » Sans parler de la note de frais qui va avec (100.000€ de frais de cabinet et une carte bancaire pour le président) et paie taxis, hôtels, restaurants, etc., au clan des copains.

La pandémie de Covid-19 a entrainé en 2020 une baisse des interventions et dépenses de l’Unadev qui lui a permis « d’économiser » plusieurs millions d’euros que le président voudrait affecter à la création d’une direction des sports : les voyages tous frais payés, ça coûte. La directrice générale voudrait employer ce trésor de guerre à la réalisation d’audits pour élaborer des projets, mais apparemment pas pour répondre aux besoins d’autonomie des adhérents, en développant les heures d’apprentissage de la locomotion pour laquelle la liste d’attente est de 5 à 6 ans.

Le précipice en 2022 ?

Comptes 2019

Dans son premier rapport 2014, la Cour des Comptes avait « constaté la non-conformité de l’emploi des fonds collectés à l’objet allégué, pour les exercices 2010 et 2011 ». Le ministère de l’Économie et des Finances avait pourtant maintenu la déduction fiscale attachée aux dons, qui équivaut à une importante subvention d’État, de même qu’après le second contrôle de la Cour en 2018 qui avait alors considéré « que les dépenses engagées par l’Unadev au cours des exercices 2012 à 2016 sont conformes aux objectifs des appels à la générosité publique émis par l’association, sous quatre réserves. »

Face à ce laxisme et à la volonté de ne pas importuner une organisation de bienfaisance, le clan des copains estimait probablement qu’il ne risquait rien à exploiter les ressources de l’association. Sauf que la donne a changé : faute de comptes 2020 et de budget 2022 approuvés, l’Unadev entre en insécurité juridique, au péril de ses quelques missions utiles et de 170 emplois, avec le risque d’une mise sous administration provisoire.

Laurent Lejard, première publication le 17 décembre, actualisé le 24 décembre 2021.

PS : le comité Unadev de Pau nous a adressé sa réaction publiée sous ce lien. Il dénonce l’attitude d’administrateurs et salariés, valorise l’action du comité palois, déplore le manque de personnes compétentes et la perte de 10 millions d’euros de ressources en 4 ans, conteste le travail de la directrice générale dont il demande le licenciement (tout en confirmant l’augmentation de son salaire et la réduction de sa période d’essai lors de sa prise de poste), constate un renouvellement important de cadres et salariés, soutient l’action du président Bolivard tout en lui reprochant « des méthodes qui n’ont donné aucun résultat », réclame le licenciement du directeur des missions sociales et le départ des administrateurs à la faveur d’une Assemblée Générale convoquée par pétition.

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