Écrite par Euripide il y a 2.500 ans, la tragédie Hécube trouve une résonance très contemporaine dans le drame qu’en tire Tiago Rodrigues, actuel directeur du Festival d’Avignon. Créée dans ce cadre en juillet 2024, l’oeuvre confronte une comédienne, Nadia, interprétée par Elsa Lepoivre, au texte antique et au drame qu’elle vit dans son quotidien : mère d’un enfant autiste non verbal, elle a appris les mauvais traitements et violences subis dans l’établissement médico-social qui l’accueille, et a déposé une plainte instruite par un juge. Entre répétitions, audience chez le magistrat, déni de l’institution, fuite du politique et introspection, les deux histoires parallèles en viennent à fusionner.

Question : Hécube, pas Hécube, c’est l’immersion dans la vie d’une comédienne rattrapée par les réalités du quotidien, avec un aspect très pesant sur sa carrière. C’est ce que vous souhaitiez tout d’abord présenter, les comédiens de théâtre dans leur réalité ?

Tiago Rodrigues : Ça en fait partie, mais la raison profonde était de comprendre ou de questionner comment le fait que quelques-uns d’entre nous, surtout des artistes, sans doute des comédiens, en représentant la souffrance, arrivent à mieux traverser leurs propres souffrances. Comment un poème qui parle de manquer à quelqu’un ou quelque chose peut nous aider à mieux traverser ce manque. C’était un questionnement qui me venait d’une façon très directe, d’avoir observé une histoire proche de l’histoire de cette comédienne, un drame personnel parce que son fils avait été maltraité dans une institution de l’État, et cette comédienne, en traversant ce problème, devait porter sur scène, représenter la souffrance d’un personnage. J’ai observé que ce geste, qui pourrait être une double souffrance, finalement ne l’était pas. Le fait qu’elle jouait la douleur l’aidait à traverser sa propre douleur ; et c’était l’observation de cela dans ma vie de metteur en scène qui m’a amené à enquêter sur cette question dans Hécube, pas Hécube. La façon de la rendre visible, c’est raconter l’histoire d’une comédienne qui joue Hécube et, en même temps, traverse une enquête judiciaire à cause de la plainte qu’elle a déposée à la suite des maltraitances de son enfant porteur d’autisme profond. Je fais aussi une espèce de portrait, à ma manière, de ceux qui sont les comédiens, de ce qu’est une troupe, et évidemment quand on travaille avec une troupe comme la Comédie-Française, une richesse de matériels émerge de gens qui travaillent ensemble depuis de longues années et qui vivent aussi ensemble dans le théâtre.

Question : Dans cette pièce tirée d’une histoire vécue, vous mettez sur scène un aspect de la réalité de l’autisme. C’est l’une des premières fois que l’on voit cette réalité, qu’on la vit dans ses conséquences sur une grande scène de théâtre.

Tiago Rodrigues

Tiago Rodrigues : En abordant l’autisme, c’est vrai que j’avais peu de référence que je pouvais utiliser comme comparaison avec ce qu’on essayait de faire, peu d’exemples d’une dramaturgie qui traite d’une façon tellement explicite la question de l’autisme. Même si cet enfant autiste n’est jamais présent sur scène, il est toujours évoqué, décrit. Même invisible, il est au centre de toute l’histoire. Un peu comme Polydore, le fils assassiné au début de la tragédie d’Euripide n’est jamais présent mais il est toujours au centre, il est l’objet de tous les débats sur la justice, sur l’hospitalité, sur la protection, sur l’égalité qui sont au centre de la pièce. J’ai reproduit cette formule en mettant au centre un enfant autiste, j’ai essayé de ne jamais le montrer, sinon par le reflet qu’il produit dans tous les autres personnages, qui se positionnent envers son existence et sa condition. J’ai dû beaucoup rechercher, aussi contacter des parents d’enfants autistes, des enfants porteurs d’autisme, et surtout réfléchir avec l’ensemble de l’équipe aux limites éthiques de la représentation de l’autisme sur scène, aux limites de notre compréhension de ce qui peut être aussi cette condition, cette existence alors que nous on n’est pas porteurs d’autisme. Alors comment accéder, comment penser cette condition sans le faire avec condescendance ou avec des préjugés ? Là, j’étais très accompagné par des spécialistes et des parents d’enfants autistes. Ils m’ont beaucoup aidé, en regardant des répétitions, à avoir une perspective de quelqu’un qui a un rapport quotidien avec des enfants porteurs d’autisme profond. C’était fascinant, nous avons appris en faisant la pièce, et le regard sur l’autisme a changé chez plusieurs personnes. Je pense être aujourd’hui plus riche de cet apprentissage, et plus capable aussi de bénéficier de la richesse du contact avec des personnes porteuses d’autisme.

Question : Vous présentez un aspect de la vie de la troupe de la Comédie-Française, le travail à la table, la préparation de la première lecture d’un spectacle avec quelques tensions et dissensions, une exaspération de quelques comédiens qui veulent aller vite, et d’autres prendre leur temps, une juxtaposition des situations dans le contexte des poursuites engagées par la comédienne maman d’un enfant autiste, puis au fur et à mesure de l’avancée de l’action on ressent une fusion des deux pour arriver à une tragédie unique. Ce ressenti correspond à ce que vous souhaitiez ?

Les comédiens lisent à la table la tragédie d'Euripide ©Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Tiago Rodrigues : Formellement, je commence par une séparation très nette de deux mondes narratifs. Celui d’Euripide, répété par une troupe de théâtre qui n’est pas un portrait exact de la troupe de la Comédie-Française, au contraire il est presque une caricature d’une troupe avec la générosité, l’humour de ce que peut être une famille de théâtre. Et d’un autre côté, le fait que dans sa vie personnelle, une des comédiennes, Nadia qui interprète Hécube, traverse une enquête après avoir porté plainte à cause de la maltraitance de son enfant porteur d’autisme dans un foyer de l’État. Peu à peu, ces deux narratifs se mélangent à travers ce personnage qui transporte son problème de la vie personnelle vers le théâtre mais qui transporte aussi Hécube et les mots d’Euripide vers sa vie personnelle. Ce mélange progressif essaie de démontrer que nos vies peuvent mettre en lumière Euripide pour qu’on comprenne à quel point ce texte écrit il y a 25 siècles résonne dans la condition humaine, et peut encore éclairer nos vies et nous aider à mieux marcher dans nos vies. Je voudrais qu’il soit clair qu’Euripide vient au secours de cette femme, que le fait qu’elle est une comédienne qui sait par coeur des mots d’Euripide éclaire quelque chose dans sa vie et l’aide à combattre l’injustice. Question de dire aussi que le théâtre, même restant de la fiction, comme une parenthèse dans la vie, casse les parenthèses et peut aider à transformer et influencer nos vies, des artistes comme du public. Il y a cette envie de mélanger, de confondre pour mieux combattre l’injustice, trouver de la réparation même si c’est une réparation poétique, symbolique, mais une réparation qui vient du théâtre.

Question : Combattre l’injustice est d’une grande actualité, à l’approche de l’ouverture du Festival d’Avignon. Les pressions politiques arrivent de toutes parts pour réduire les budgets mais aussi censurer le théâtre et l’expression artistique. Quel est votre regard sur l’évolution de la liberté de création et son imprégnation dans les questions de société ?

Hécube-Nadia et la chienne symbolique ©Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Tiago Rodrigues : Je pense que nous vivons un moment crucial de l’histoire du service public de culture, pas seulement en France mais partout où il y a des démocraties qui croient que la culture doit être un service public où la question des moyens de soutien à la création, à l’accès à la création artistique sont directement corrélés à la question de la liberté artistique. Je pense que c’était toujours le cas, mais là on est à un carrefour historique où il faut réfléchir vraiment au fait de défendre le service public de théâtre, par exemple, ou la mission de service public de culture, pas seulement de l’État et des collectivités territoriales, mais aussi des associations de tous les territoires, de toutes les organisations indépendantes. Le défendre, c’est fournir les moyens pour continuer à évoluer, mais aussi en le faisant assumer une position de défense absolue de la liberté artistique et donc de la liberté d’expression menacées sur plusieurs continents par des régimes autoritaires et des tendances autoritaires dans les démocraties qui sont en train d’arriver au pouvoir ou menacent de prendre le pouvoir. On est à un moment essentiel pour réfléchir au niveau local, national, international, global, à la façon dont la défense du service public de la culture est aujourd’hui clairement synonyme de la défense de liberté de création et donc de liberté d’expression dans la société.

Laurent Lejard, juin 2025.

Hécube, pas Hécube est représentée salle Richelieu de la Comédie-Française (place Colette à Paris 1er) jusqu’au 25 juillet, avec surtitres français adaptés et langue des signes vidéo sur lunettes Panthea.

Partagez !

Laisser un commentaire