Trafic d’influences : un nom détonnant pour un festival réunissant au Grand Parquet (Paris) durant le mois de décembre, plusieurs compagnies artistiques autour des 20 ans du Théâtre du Cristal. Adossé à l’ESAT La montagne, la compagnie met sur scène des comédiens handicapés mentaux ou psychiques. Avec une grande fidélité à deux auteurs : Samuel Beckett et Louis Calaferte dont la compagnie joue « Le dernier cri ». Deux interrogateurs de la question théâtrale pour Olivier Couder, directeur du Théâtre du Cristal, également metteur en scène et comédien : « Dans Le dernier cri, le handicap n’est pas forcément décelable », explique-t-il.

« Cette pièce me parle de la société actuelle, commente le comédien Stéphane Brunier; des difficultés entre riches et pauvres ». Un sujet qu’il relie à la piètre acceptation des personnes handicapées dans les entreprises : « Restez en Esat, en institutions », telle est sa perception de la réalité de l’intégration professionnelle.

Le dernier cri oppose en effet sur scène deux groupes sociaux distincts : les Magritte uniformisés – chapeau melon, manteau noir, cravate rouge – à des Muscadins aux costumes et comportements extravagants dans le genre de la Commedia dell’arte. Magritte subissant la pesanteur d’un conformisme social dont il est interdit de sortir, Muscadins conservateurs et exploiteurs, la lutte des classes est sur scène. La confrontation de ces deux castes au berceau d’un enfant mort est un miroir dans lequel le comédien Raja Aïtour se retrouve : « Pour moi, l’enfant mort est une impasse. J’aimerais en sortir, pour que l’être humain soit reconnu, aimé. Si on ne l’est pas, on meurt. Ce que je vis actuellement, c’est un peu ça. Un travail avec un psychothérapeute me permet d’y arriver, de sortir de l’impasse, même si c’est douloureux. C’est en commençant à jouer au théâtre que j’ai pris conscience de mes difficultés avec la société ». En écho, Olivier Couder affirme que la pièce a quelque chose d’universel : « Elle parle de la société, de ceux qui ont besoin d’exacerber leurs pulsions. Dans une confrontation avec la finitude de la vie, dont témoigne l’enfant mort. »

« Les blessures sont chez tout le monde, estime la comédienne Trang Lam. Handicapés ou pas, chez les gens qui se fondent dans la normalité et les élites. Leur regard sur les personnes handicapées est semblable, c’est notre métier qui discrimine ». « Quel boulot ! s’exclame la comédienne Josette Kalifa. J’ai toujours entendu des spectateurs s’extasier sur la performance des comédiens handicapés. Sur le fond, par rapport à l’enfant mort, quelle que soit notre condition, il témoigne de notre terreur de mourir. Cette voix anéantit nos efforts de similitude et de distinction. »

Ce mois de décembre est par ailleurs fécond en événements pour le Théâtre du Cristal, qui organise la partie française du festival européen Trafic d’influences : « Ce sont des rencontres sur une éthique commune de mixité sociale, précise Olivier Couder. On reçoit la compagnie espagnole Danza Mobile, les Turcs du Semaver Kumpanya, un colloque ‘L’art et les normes au risque de la création irrégulière’ en collaboration avec la revue Cassandre, des concerts dont un, Yo soy del aire, mêlera danse flamenco et langue des signes. Et en 2010, les Belges du Créahm proposeront une exposition d’art brut. Ce festival est une véritable ouverture sur l’étranger ».

Ouverture que perçoit ainsi le comédien Stiva Paterno : « Ça m’apporte beaucoup de plaisir. Je verrai des endroits prodigieux ! Ce qui est très bien, c’est visiter des lieux que je ne connais pas. Ça permet d’apprendre autant que l’on donne, ça change du quotidien, de la routine. Là, pour les représentations au Grand Parquet, je suis toujours en avance, on s’en fout de l’horaire ! ».

La troupe du Théâtre du Cristal voyagera en effet pour représenter Le dernier cri à Istanbul. « La langue, casser les barrières, approcher d’autres personnes handicapées en Turquie », stimulent déjà l’intérêt de Josette Kalifa, qui a travaillé avec une troupe indienne : « L’expérience du travail avec les autres, c’est de découvrir d’autres rapports au théâtre, d’autres rituels. Ça nous ouvre l’esprit, à d’autres peuples, et comédiens ». « C’est une dimension essentielle, poursuit Olivier Couder. Les personnes handicapées sont cachées en Turquie, dans les familles. Une amie qui habite à Istanbul dans le quartier de Fener a découvert l’existence de voisins handicapés après la réfection des trottoirs, ce qui leur permettait enfin de sortir de chez eux ! »

Ces échanges conduisent également les comédiens à s’interroger sur leurs pratiques : « Un metteur en scène turc est venu nous diriger lors d’un stage, explique Stiva Paterno. Il a le sens de l’espace et du temps, du rythme, autour de la tradition du jeu dans le jeu ». « Beaucoup de choses passent dans notre tête, enchaîne la comédienne Nadia Sadji. C’est notre vie. Si on veut continuer, il faut être passionné ». Elle estime, comme d’autres comédiens du Cristal, avoir de la chance en disposant du revenu minimum apporté par l’allocation adulte handicapé, alors qu’elle ne pourrait pas vivre et travailler avec le seul statut d’intermittent du spectacle. Et en montrant leur travail en Turquie, à l’occasion de l’opération à retentissement international « Istanbul 2010 Ville européenne de la culture », les comédiens du théâtre du cristal espèrent attirer l’attention des médias : « La Turquie européenne doit faire une vraie place aux personnes handicapées, conclut Josette Kalifa. Le théâtre du cristal pourrait être un catalyseur ou un témoin de sa sensibilité au handicap ».

Propos recueillis par Laurent Lejard, décembre 2009.


Le dernier cri est représenté jusqu’au 12 décembre 2009, les deux dernières représentations étant incluses dans le festival européen Trafic d’influences, du 11 au 19 décembre, au Grand parquet, 20 bis rue du département à Paris 18e. Renseignements et réservations au 01 34 70 44 66. Salle accessible aux personnes en fauteuil roulant.

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