Un oeil noir se découpe sur la scène, surmonté d’un fronton de style classique. Sa pupille est ouverte, crevée, servant de passage pour les comédiens et créant une autre dimension lors des flash-back : l’image tourbillonnante d’Oedipe y est projetée, d’abord grise puis rouge lors de son aveuglement. Parce que l’adaptation du drame de Sophocle, réalisée par Philippe Adrien, Vladimir Ant (également interprète des personnages de Thésée et du Corinthien) et Bertrand Chauvet, commence par la seconde partie, Oedipe à Colonne, pour remonter le temps vers Oedipe Roi, et s’achever sur la mort d’Oedipe. Pour autant, l’argument de la pièce est parfaitement respecté, le texte modernisé lui donnant une résonnance toute contemporaine.

« On n’arrête pas de jouer sur cette histoire de voir, explique Philippe Adrien. Sophocle nous explique ce que c’est d’être aveugle, il l’était probablement devenu alors qu’il écrivait Oedipe à Colonne. Ce que je remarque, c’est que tout se passe comme s’il s’agissait d’expliquer à des voyants les emmerdements que l’aveugle est obligé de se coltiner. Le flash-back impose qu’Oedipe devenu aveugle se souvienne de l’époque où il était voyant, avec une supposée déformation dans le souvenir de la vision ». Philippe Adrien (dont le premier spectacle avec Bruno Netter était Des aveugles sur un texte d’Hervé Guibert) projetait depuis longtemps de monter Oedipe : « Après Le Malade Imaginaire, on s’est accordé pour présenter des oeuvres phares : Le Procès, Don Quichotte. L’idée de monter Oedipe est venue de Bruno dès que le titre a été évoqué ». Mais faire jouer Oedipe par un aveugle n’est-il pas un peu too much ? « C’est une rupture par rapport à ce que l’on a fait jusqu’à présent, poursuit Philippe Adrien. Dans Des aveugles, Bruno Netter jouait le seul voyant de l’histoire. Ça aurait tendance à correspondre à mon éthique par rapport au handicap, à la cécité : un comédien handicapé doit dépasser dans sa pratique le handicap qui le caractérise. Mais ayant fait cela depuis le début, je me suis dit ‘après tout, pourquoi Bruno Netter ne jouerait pas Oedipe à Colonne ? »

Ce qui confronte le comédien à sa vie réelle, Bruno Netter étant devenu aveugle en pleine carrière : « Ce n’est pas innocent, c’est un long périple, un projet que j’ai demandé à Philippe, explique Bruno Netter. Avant de devenir aveugle, au moment où je suis rentré à l’hôpital, je travaillais sur Les Mamelles de Tirésias [devin aveugle NDLR] à l’Opéra-comique et j’allais monter une pièce sur Oedipe. Il n’y a pas de hasard, le personnage d’Oedipe est avec moi, d’une certaine manière, et il y a toujours ce questionnement que je porte, que j’essaye de résoudre, de comprendre. L’aborder d’une façon frontale, avec Oedipe à Colonne où il assume sa cécité, reconnaît son périple, c’est aller plus loin dans cette recherche : ma compagnie n’est pas innocente, elle s’appelle 3e Oeil ! Les pièces que l’on a montées avec Philippe Adrien, que ce soit Le Malade Imaginaire, Le Procès ou Don Quichotte, reviennent sur une autre cécité, une façon de comprendre l’être humain au-delà de la forme uniquement physique que l’on applique souvent à la cécité. Il y a dans Oedipe un aveuglement tant qu’il est voyant, et une clairvoyance quand il est aveugle. C’est une question intérieure et mentale, qui permet de voir ou de ne pas voir ».

Une question résolue pour Bruno Netter : « Si je me suis retrouvé dans le noir, c’est parce que j’étais aveugle avant, je n’avais pas pris le temps de voir les choses. J’ai l’impression maintenant que je vois un petit peu mieux. Ce personnage d’Oedipe est central pour comprendre qui l’on est, ce que l’on fait dans notre vie; il va au-delà de la cécité physique, pour permettre de comprendre la cécité intérieure. Le drame de Sophocle est une formidable ouverture sur l’humain, pour essayer de ne pas suivre son chemin d’une façon aveugle, de comprendre ce qui se passe en nous et autour de nous, de ne pas rester insensible aux autres. Notre objectif dans la vie, c’est de vivre pleinement, de comprendre. Alors qu’il y a beaucoup de gens qui voient et qui ne comprennent rien, des gens qui ne voient pas et qui ne comprennent rien aussi, et des gens qui ne voient pas et qui comprennent… »

Si le drame est très présent, les aspects tragi-comiques de l’histoire sont finement exploités grâce aux comédiens réunis dans la compagnie du 3e Oeil : trio des villageois « classé » par ordre de taille à la manière des frères Dalton, pendaison de Créon, arrivée des filles d’Oedipe Roi… Deux comédiens se partagent le rôle titre : Bruno Ouzeau, qui a rejoint la compagnie depuis Le Procès, campe un Oedipe Roi brutal et sûr de lui jusqu’à ce que ses certitudes s’effondrent. Bruno Netter est un Oedipe aveugle qui s’efforce de conserver sa dignité, voire retrouver son autorité de jadis. A ses côtés, Monica Companys campe une tendre Antigone qui sort à peine de l’enfance. Une pièce intense reçue avec la plus grande attention par un public qui acclame debout l’engagement des comédiens réunis autour de Bruno Netter. A voir absolument !

Laurent Lejard, janvier 2009.


Oedipe, adaptation du drame de Sophocle par Philippe Adrien, Vladimir Ant et Bertrand Chauvet. Mise en scène Philippe Adrien. Avec Vahid Abay, Vladimir Ant, Mylène Bonnet, Monica Companys, Stéphane Dausse, Stéphane Guérin, Catherine Le Hénan, Bruno Netter, Jean-Luc Orofino, Bruno Ouzeau, Anne-Laure Poulain. Jusqu’au 15 février 2009 au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du champ de manoeuvre (Bois de Vincennes) à Paris 12e. Accessible en fauteuil roulant, parking gratuit, restauration possible sur place (mais pas de toilettes adaptées).

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