Du côté des comédiens handicapés. La célèbre compagnie française de l’Oiseau- Mouche côtoyait dans le Off le Théâtre du Cristal, alors que le In déployait de gros moyens en faveur de Pippo Delbono. Quand à Bruno Netter et Monica Companys, ils reprenaient Chlore et Froissements de nuit.

Bintou par l’Oiseau-Mouche. L’Oiseau- Mouche est un Centre d’Aide par le Travail qui a un statut artistique. Il réalise depuis une vingtaine d’années des spectacles mettant en scène des comédiens handicapés mentaux. Souvent confinée dans l’onirisme, la compagnie aborde ici le registre délicat des sujets de société avec Bintou, un « Banlieue side story ». Nous voici face à une vaste estrade, dans la pénombre, des spots sur les personnages en scène, les autres comédiens sont assis sur les côtés du plateau. Les Lycaons, loubards formant le gang des prétendants à l’amour de la jeune Bintou, racontent leurs faits d’armes, chantent leur Geste de banlieue, faite de larcins, de passages à tabac, de trafics. Bintou règne en déesse au milieu des hommes de sa bande. Sa famille voit ces fréquentations d’un sale oeil et appelle une exciseuse à la rescousse pour arracher le démon qui se cache dans son sexe, provoquant la mort de l’héroïne…

Bintou a été créée en décembre 2001 par la Compagnie de l’Oiseau- Mouche (Roubaix, Nord). Représenté une quinzaine de fois, ce spectacle est arrivé rodé à Avignon. Il met en action un texte écrit il y a cinq ans par Koffi Kwahule, auteur très en vogue cet été. Il nous conte la vie d’une adolescente de 13 ans érigée en chef de bande et ordonnant une danse des mâles autour de la conquête de sa féminité, le tout sur fond de banlieue et de conflit avec la tradition familiale tribale. Mis en scène par Vincent Goethals, le jeu des treize comédiens est parfaitement réglé. Ils incarnent leur rôle comme s’il sortait de leur vécu, avec justesse et engagement. Maîtrisant leur violence exacerbée, dans les lutes entre gangs, avec la famille. Bintou prend aux tripes par son rythme époustouflant mais doit- on se sentir concerné par les péripéties de cette famille déstructurée ? Personne n’attire la sympathie. Ni les parents dépassés par leur cadre de mal vie et qui ne trouvent d’autre moyen de reprendre en mains leur turbulente gamine qu’au prix d’une excision aussi sanglante que traditionnelle et finalement mortelle. Ni les Lycaons et ceux qui leur disputent la place, avides de violence érigée en mode de vie et de communication. Ni Bintou, qui joue de tous, aguicheuse et profiteuse, pousse au crime aussi : l’arrivée de l’un des Lycaons avec la casquette du policier qu’il vient de tuer pour conquérir sa belle a de drôles de résonance dans la France de 2002. Au- delà d’un propos contestable, Bintou est du grand et vrai théâtre qui sera parfait quand quelques comédiens auront perfectionné leur diction.

Calaferte, lu par le Théâtre du Cristal. C’est certainement le nom de l’auteur du texte Un riche, trois pauvres qui a permis à la troupe du Théâtre du Cristal de faire presque salle comble : Louis Calaferte a les faveurs du public. Lequel fut pourtant bien morne face à des comédiens qui l’incitaient à interagir. Faute à la chaleur, à la fatigue des acteurs qui s’étaient donné sans compter la veille lors de leur parade dans les rues d’Avignon ? Toujours est- il que les spectateurs ont sagement regardé la troupe composée de personnes handicapées mentales faire leur(s) numéro(s) : une trentaine d’histoires sur le thème du désastre, vu sous l’angle de la comédie ou du drame. Une douzaine de comédiens en piste, certains actifs, d’autres quasi- figurants. Le texte de Calaferte met en scène une humanité aux prises avec les totalitarismes, le pouvoir, le besoin d’amour. Le Théâtre du Cristal est composé de comédiens handicapés mentaux et espère devenir un CAT artistique. Installé à Pontoise (région parisienne), il est dirigé par Olivier Couder : « un certain type de théâtre se développe, avec des comédiens pour lesquels on adapte des textes. Il y a sept- huit ans, c’était difficile; aujourd’hui, le public est curieux, il veut voir, le regard qu’il porte sur les comédiens handicapés a changé ». Ce qui fait davantage regretter que la « mayonnaise » n’ait pas pris entre la troupe du Cristal et le public lors de la représentation à laquelle nous avons assisté. A revoir donc dans un autre contexte pour se faire une idée plus juste.

Pippo Delbono s’en va-t-en guerre. Le dramaturge italien est arrivé à Avignon nimbé d’un mystérieux prestige, et ses trois spectacles ont fait salle comble. Nous avons vu le second, Guerra. Pippo Delbono nous présente divers personnages et saynètes, liant le tout dans une logorrhée encombrante. Ce ne serait pas si grave si l’auteur érigé en Monsieur Loyal et muni d’un micro n’insistait à nous faire découvrir la puissance de la sonorisation que le Festival d’Avignon (In) a eu l’amabilité de lui fournir. Se faisant consciencieusement crier dessus, comme à la grande époque du théâtre de dénonciation sociale, le public assiste aux numéros de comédiens « blessés de la vie ». Certains se contentent d’être ce qu’ils sont, tel ce poliomyélitique qui traverse le plateau de droite à gauche puis de gauche à droite pour finalement s’asseoir en fond de scène et faire l’oiseau en levant ses béquilles : vue une fois en début de pièce, la scène est empreinte d’onirisme, mais ce n’est pas assez pour Pippo Delbono qui nous inflige un deuxième passage quelques dizaines de minutes plus tard. Autre personnage phare, Bobbo est l’une de ces « trognes » dont Fellini aimait ponctuer ses films, distillant une poésie immédiate, suscitant une grande empathie avec le public. Effets gâchés, là encore, par la répétition et les propos lénifiants hurlés par l’auteur. Que reste- t-il de Guerra ? Une vingtaine de minutes de théâtre, dont une scène époustouflante de destruction guerrière d’un intérieur bourgeois, remarquablement mise en action… et une heure de bla- bla assourdissant. En assénant son verbiage au public, Pippo Delbono fait passer au second plan la maîtrise et la richesse du travail de ses comédiens, comme s’il ne leur faisait pas confiance. Pour autant, suffit- il de mettre sur une estrade un trisomique (au demeurant très bon comédien et que l’on aimerait voir dans un autre contexte), un polio, un zonard rescapé de la galère, un microcéphale sourd- muet et quelques autres pour émouvoir le public et l’inviter à porter un autre regard sur des êtres « différents » ? Pippo Delbono le clame, la vision de Guerra permet d’en douter…

Dreyfus et le cul-de-jatte Bernard. Le capitaine Alfred Dreyfus, condamné à la déportation pour trahison, s’est trouvé au bagne de l’ile de Ré en même temps qu’un homme cul- de- jatte dont le prénom nous est parvenu, Bernard, mais dont la vie est tombée dans l’oubli. L’écrivain- peintre Jean- Jacques Vergnaud a eu l’idée de les faire se rencontrer : deux exclus de la société vont apprendre à communiquer et se connaître. Le militaire déchu au maintien aristocratique va côtoyer une heure durant un homme vivant au ras du sol, dans la boue et les immondices; militaire lui aussi, défroqué de l’armée après la perte de ses jambes lors de la guerre du Tonkin. En écrivant Dreyfus et le cul- de- jatte Bernard, Jean- Jacques Vergnaud a voulu délivrer un propos sur la tolérance et l’acceptation des différences, en confrontant deux personnages hors normes; propos qui n’échappe pourtant pas au piège des bonnes intentions, registre « dame patronnesse ». Les acteurs (valides) sont heureusement plus convaincants dans leur rôles : Serge Irlinger campe un Dreyfus déboussolé tentant de se reconstruire dans un environnement hostile, Joël Fréminet est un cul- de- jatte truculent et sensible, à croire qu’il l’a été dans une vie antérieure ! Compagnie Ilot Théâtre, Ile de Ré.

Aux pieds de la lettre. C’est dans le milieu des hôpitaux psychiatriques que la Compagnie Dos à Deux (Paris) a trouvé son inspiration pour nous livrer un poétique et virtuose spectacle de mime acrobatique. Deux personnages muets vivent et se débattent dans l’univers de l’enfermement, affrontant les séances d’électrochoc, la prise de médicaments, le bruit des verrous. Ils imbriquent leur folie pour vivre leur quotidien en subissant leurs obsessions, en s’aidant mutuellement de leur corps dont ils jouent: acrobates poètes. Ponctué d’humour discret, ce spectacle de théâtre gestuel fut une excellente surprise. A voir absolument !

L’Oiseau aveugle.
 Passons rapidement sur cette dernière pièce. Le texte de François Bourgeat a eu bonne presse mais on comprend mal le jeu qu’il joue avec la cécité réelle ou supposée de l’un des protagonistes: il aurait tout aussi bien pu être sourd, culturiste ou intello, cela n’aurait rien changé à l’affaire. La mise en scène présentée par la compagnie Salieri Pages (Avignon) n’est guère convaincante, dont les comédiens hurlent leur texte pour compenser une piètre présence scénique. Et les spectateurs auraient pu être prévenus de la diffusion, sur deux téléviseurs du décor, de films pornographiques…

Laurent Lejard, août 2002.

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