Le film Dancer in the dark est un vrai travail de grands professionnels : cinéastes, musiciens, acteurs et danseurs rassemblés. Une tragédie musicale parfaitement orchestrée. Les questions essentielles abordées sont graves, elles sont splendidement mais crûment exposées pendant ces deux heures et vingt minutes de tragédie musicale. Mais curieusement, les spectateurs et autres critiques les abordent assez peu.

En 1996, « Breaking the waves » contait la vie d’un couple bouleversé par l’accident et le handicap moteur qui s’en suivait. Avec « Dancer in the dark », on pénètre dans une vie brouillée par la cécité. On y découvre Selma, une femme profondément bonne, remplie d’amour pour son fils, et une société qui à chaque instant lui rappelle sa condition : mère célibataire, elle a quitté la Tchécoslovaquie communiste pour tenter de soigner son fils en Amérique. Elle vit dans une caravane au fond d’un jardin. Son jeune garçon aimerait tant avoir un beau vélo comme tous ses copains plus fortunés ! Elle est très malvoyante, et son travail à l’usine en devient dangereux, car la sécurité et le bon fonctionnement des machines nécessitent une vue correcte.

Femme, mère célibataire, immigrée, malvoyante : quatre handicaps pour une seule personne ! Cruauté et égoïsme lui seront également reprochés : sachant bien que son fils aurait cette même maladie des yeux, elle a pourtant choisi d’avoir cet enfant. Voilà les problématiques sociales fondamentales que Lars von Trier balance, en danse et en musique, mais sans ménager les spectateurs. Alors Selma soigne sa détresse, sa culpabilité et ses peurs en chantant et en dansant. Elle se laisse pénétrer par les rythmes et les sons qui la font vibrer. « Avec elle, le moindre mouvement devient chorégraphie, le moindre bruit, musique. Le choc d’une enclume, l’essieu d’une locomotive, le crissement d’un crayon à papier ». Elle met en place tous ces trucs et astuces de la vie journalière que les personnes déficientes visuelles connaissent bien : ses mains sondent l’espace, les rails de la voie ferrée guident ses pieds, elle compte les pas sur l’estrade du théâtre…

Elle s’évertue à cacher sa déficience, car elle pressent très justement que le regard des autres ne sera plus le même quand elle sera aveugle, elle imagine que sa place d’être humain se réduira alors considérablement. Elle doit rester souriante, éternellement reconnaissante et éminemment soumise pour conserver son droit à vivre ici. Sa volonté farouche tend vers un seul objectif : sauver son fils de l’ombre dans laquelle il plongera dans quelques années s’il n’est pas opéré. C’est son combat, quel qu’en soit le prix. Et il sera très cher. Alors elle travaille, elle travaille, elle travaille, et elle chante et danse avec son amie Cathy, son ange- gardien.

Quand elle ne parvient plus à compenser son handicap, elle perd son travail. Son propriétaire en profite pour voler ses économies. Selma se révolte, elle décide de récupérer son argent, épargné dollar après dollar, pour payer l’intervention chirurgicale de son fils. La dispute tourne mal, le drame arrive. La justice américaine intervient et Selma, avec tous ses handicaps, n’a aucune chance de s’en sortir. Condamnée sans appel par une société qui s’avère tragiquement malveillante. Aurait- elle dû garder le silence, renoncer à récupérer son argent, se soumettre au racket de son propriétaire, laisser son entourage gérer son destin et celui de son fils ?

Lars Von Trier montre bien comment les sourires se transforment facilement en grimaces, comment la compassion mène facilement à la répression. Tout va bien tant que la jeune femme handicapée reçoit l’assistance de ses voisins. Mais les attitudes se gâtent quand elle fait valoir ses droits à récupérer son argent ou à choisir son destin. Alors, la société se charge de mettre la personne handicapée à l’écart, c’est probablement plus sécurisant et moins troublant. Car l’écart est faible entre « je t’aide en te louant ma caravane » et « reste à ta place d’handicapée ». D’ailleurs, ces deux attitudes ne se rapportent- elles pas à un même sentiment, l’angoisse du bien-portant, du bien-voyant, du bien-marchant ?

Véronique Gaudeul, octobre 2000

Dancer in the Dark. Film musical Dano-suédois. Réalisateur : Lars Von Trier, avec Björk, Catherine Deneuve, Peter Stormare. Palme d’Or au Festival de Cannes 2000, Meilleure Interpértaion Féminine pour Bjork. Sortie en France : 18 octobre 2000.

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