La bombe a éclaté via un tweet publié le 9 février dernier sur le compte du Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées. Il diffusait la lettre adressée par la secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, au président du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) pour lui demander de réexaminer la question de l’assistance sexuelle à destination de personnes handicapées. Réexaminer parce que le CCNE avait été saisi par Roselyne Bachelot alors ministre des Solidarités avec l’objectif de plomber durablement la question. L’avis rendu le 27 septembre 2012 avait répondu prudemment à la demande en déclarant ne pouvoir « discerner quelque devoir et obligation de la part de la collectivité ou des individus en dehors de la facilitation des rencontres et de la vie sociale, facilitation bien détaillée dans la Loi qui s’applique à tous. Il semble difficile d’admettre que l’aide sexuelle relève d’un droit-créance assuré comme une obligation de la part de la société [lire à cet égard le point de vue opposé de Catherine Meimon Nisenbaum, avocate spécialisée dans l’indemnisation du préjudice corporel] et qu’elle dépende d’autres initiatives qu’individuelles. » Le CCNE ne qualifiait pas l’assistance sexuelle de prostitution mais l’inscrivait dans la liberté individuelle de tout un chacun. Aujourd’hui, la commande publique est différente, Sophie Cluzel se déclarant sur Europe 1 favorable à un accompagnement de la vie intime, affective et sexuelle des personnes handicapées qui en expriment le besoin. Une initiative approuvée par le président du groupe Les Républicains à l’Assemblée Nationale, Damien Abad, qui rappelle que « Le droit au plaisir fait aussi partie d’une vie d’une personne handicapée ».

Mais en rouvrant le débat de sa propre initiative, la ministre a surpris son monde. « C’est arrivé comme ça, personne ne s’y attendait », s’étonne Claire Desaint, coprésidente de Femmes pour le Dire Femmes pour Agir (FDFA). Cette organisation féministe handicap est opposée à la légalisation d’un métier d’assistant sexuel qu’elle assimile à de la prostitution, l’achat de services sexuels étant interdit et réprimé en France depuis la loi abolitionniste du 14 avril 2016. « Il n’existe pas de droit-créance à l’assistance sexuelle, poursuit Claire Desaint. Ce n’est pas un métier, il faut ouvrir l’environnement aux personnes handicapées pour faciliter leur accès à une vie affective et sexuelle conformément à la Convention des droits de la personne handicapée. Le vrai problème, c’est que l’Etat ne respecte pas les engagements qu’il signe. » Et l’organisation féministe de rappeller son opposition à la mise à disposition du corps des femmes, considérant que la demande d’assistance sexuelle provient à 90% d’hommes. « C’est faire entrer le marché du sexe dans le milieu du handicap, conclut Claire Desaint. Ce marché du sexe, avec tout ce que ça veut dire, c’est ouvrir des réseaux de prostitution exploitant des jeunes femmes précaires. Beaucoup de personnes handicapées recherchent de la tendresse, pas forcément du sexe. Comme les médias s’en emparent, c’est le coté compassionnel qui est présenté, et pas l’autonomie. Il faut une éducation sexuelle dans les institutions médico-sociales, auprès des professionnels. »

Autre opposition, prévisible, celle de l’Office Chrétien des personnes Handicapées (OCH) dont le directeur, Philippe Delachapelle, déplore un « zèle sociétal » sans toutefois se risquer à condamner clairement l’assistance sexuelle. Son expression est plus prudente que celle de l’un de ses militants, Marc-Henri d’Alès, dont la lettre ouverte est mise en avant : il y dénonce une « sexualité de caniveau », refuse une « fausse compassion misérabiliste » et propose comme solution « de véritables rencontres entre personnes valides et personnes handicapées, et comme l’amour naît du mystère de la rencontre, tous les espoirs seront permis. » Vu les scandales sexuels qui secouent périodiquement l’église catholique, on ne saurait mieux dire…

Les partisans d’un accompagnement de la sexualité des personnes handicapées ont également été surpris par l’initiative de Sophie Cluzel. « C’est un effet d’annonce pour détourner l’attention des tensions sociales, juge Marcel Nuss, fondateur de l’Association Pour la Promotion de l’Accompagnement Sexuel (APPAS). Le temps que cela se mette en place, les gouvernants seront partis avant. Après, on verra, c’est la première fois qu’une secrétaire d’Etat est partante. » Il déplore toutefois la tonalité « soin de santé » de la lettre de la ministre : « En d’autres termes, la sexualité des personnes handicapées relève-t-elle du handicap, donc du soin, ce qui questionne les frontières de l’intime, du médical et du thérapeutique ? ». Ce qui énerve Marcel Nuss : « On parle d’infirmières et aides-soignantes, ce qui est horripilant parce qu’on médicalise encore le handicap, et elles n’ont pas à faire ça ! C’est typiquement français. Ça veut dire qu’on continue à dénier aux personnes leur identité pleine et entière, on appartient au corps médical. » Il craint un avis favorable assorti de prudence et médicalisation : « Qui Sophie Cluzel a-t-elle consultée ? Je n’ai jamais eu de réponse à mes demandes de rendez-vous. Faire cette annonce fait médiatiquement du bruit mais ça ne coute rien, c’est économique comme avancée ! » Il prône une activité rémunérée fournie par des professionnels formés à l’assistance sexuelle, et rejette l’idée d’un soin bénévole : « Ce serait la pire des choses, cracher sur les accompagnants et leur investissement. Le fait de tarifer permet de contractualiser, le cadre est très clair. » Et de rappeller que la plupart des personnes handicapées en institutions médico-sociales sont peu ou pas éduquées en matière de sexualité.

Présidente de Ch(o)se, Julia Tabath apprécie la réouverture du débat : « On est dans un autre temps, où l’accompagnement pourrait être entendu. On n’est plus dans le même cadre qu’en 2012, mais il faudra continuer d’avancer nos arguments, réaffirmer que l’assistance sexuelle n’est pas de la prostitution, que ce n’est pas de la marchandisation du corps. » Elle fait la distinction entre l’éthique, nécessaire, et la santé sexuelle : « A Ch(o)se, il n’est pas question de faire appel à du personnel médical, et ce personnel n’est absolument pas formé à la sexualité des personnes handicapées. Il est nécessaire d’ouvrir leur formation sur ce sujet. » Elle souhaite que le débat public sorte du « coté caricatural de la femme assistante sexuelle abusée par des hommes. S’il faut passer par 15 avis pour faire changer la loi, on le fera ! », conclut Julia Tabath.

Autre partisan, plus local celui-là, le Comité Territorial de Santé (CTS) de l’Essonne. « Nous nous sommes penchés sur le sujet il y a trois ans, explique son président, Philippe Naszályi, en soutenant le Comité Départemental de Coordination des actions d’Éducation à la Sexualité qui voulait organiser une rencontre. Je voulais faire venir Marcel Nuss, le mouvement Le Nid [qui lutte contre la prostitution NDLR] s’y était opposé, on nous avait menacé de faire barrage pour qu’il s’exprime ! Dès qu’on en parle, des ligues de vertus morales répondent prostitution et droit des femmes. Nous, on ne parle pas de ça mais de droit des handicapés, on ne peut pas en permanence jouer des droits absolus contre d’autres droits. » Philippe Naszályi siège au sein de la Commission des Droits et de l’Autonomie de la Maison Départementale des Personnes Handicapées : « Nous avions été saisis d’une demande de Prestation de Compensation du Handicap pour rémunérer une aide-soignante chargée de faire éjaculer un pensionnaire d’un établissement, sur prescription médicale. On a eu un très long débat, on savait tous que c’était indispensable et qu’il fallait le financer, finalement le président de la Commission a répondu que si on le faisait on était complice de prostitution. » Le CTS 91 s’est intéressé à ce qui se pratique dans les pays voisins, explique que des jeunes Français placés en Belgique ne peuvent pas se rendre dans des lupanars locaux « faute d’accord médical, cela crée de la maltraitance » par rapport aux Belges handicapés. « Des parents paient des jeunes femmes pour diner avec leur fils, ajoute-t-il. Pour avoir le plaisir de séduire, se sentir vivre comme un autre dans ce domaine du sentiment. Mais l’escort girl, c’est de la prostitution. » Il cite également un débat public qui s’est tenu en avril 2013 à Viry-Chatillon, en présence de la députée Maud Olivier : « Jérôme Guedj [président du Conseil Départemental à l’époque NDLR] avait lancé le débat, et s’était fait invectiver par Maud Olivier au nom du droit des femmes. Il y a un vrai terrorisme là-dessus. On reste dans des petits droits, sans réfléchir à ceux des autres, avec des positions arcboutées, idéologiques et inhumaines. Mais on n’a pas le droit d’interdire le débat. »

Propos recueillis par Laurent Lejard, février 2020.

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