La réforme de l’accessibilité à tout pour tous est dans sa dernière ligne droite, celle de sa mise en oeuvre. Le Parlement a accepté de confier au Gouvernement le soin de modifier la loi du 11 février 2005, et plus précisément ses articles 41 à 46, par voie d’ordonnance qui a été publiée le lendemain de sa présentation en Conseil des Ministres, le 25 septembre dernier. Elle est accompagnée d’un rapport explicatif au Président de la République. Les textes réglementaires d’application seront publiés au cours des mois d’octobre et de novembre, afin que la réforme soit opérationnelle avant le 1er janvier 2015, date initialement prévue par la loi du 11 février 2005 pour que l’ensemble du cadre bâti et des transports soit accessible à tous. La fin d’un doux rêve…

Constat de carence et réponses politiques

Le gouvernement issu du changement de majorité découlant de l’élection présidentielle de mai 2012 a décidé cette réforme dès septembre 2012 : la secrétaire d’Etat alors chargée des personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti, avait affirmé que l’échéance ne pourrait être tenue à cause de l’inaction des gouvernements précédents. Pourtant, tout avait bien commencé puisque 80% des textes d’application de la loi du 11 février 2005 avait été publiés dans les deux années suivantes, dont presque tous ceux concernant l’accessibilité, alors que moins de la moitié des décrets de la loi du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées avaient été publiés. Mais sous la présidence de Nicolas Sarkozy, les gouvernements dirigés par François Fillon sont restés inactifs, tentant même par quatre fois d’introduire des dérogations à l’accessibilité des immeubles neufs. L’opposition de gauche, et plus précisément le Parti Socialiste, n’a pas manqué d’épingler cette inaction, notamment les 5 janvier 201018 mai 201017 février 2011 et 29 juin 2011 par la voix de sa Secrétaire nationale aux personnes âgées, handicap et dépendance, Charlotte Brun.

Maintenant au pouvoir, les socialistes et leurs alliés ont décidé d’impulser la mise en oeuvre effective des dispositions sur l’accessibilité contenues dans la loi du 11 février 2005, en réformant son mécanisme et les normes applicables. Un important et remarquable chantier de concertation a été conduit jusqu’en février 2014 avec l’ensemble des acteurs concernés, dont les associations nationales de personnes handicapées, pour élaborer des propositions consensuelles et pointer les divergences, améliorant quelques points litigieux ou limitant les effets négatifs de certains allégements de normes. Les associations ont accepté que la modification de la loi soit effectuée au moyen d’une ordonnance par laquelle le Parlement confie au Gouvernement le droit de légiférer, au prétexte qu’un long débat parlementaire aurait offert aux lobbies la possibilité d’agir négativement. C’est cette ordonnance qui vient d’être publiée.

À première vue, on pourrait penser que ses dispositions, très précises, seront effectivement appliquées grâce à un processus d’obligation de résultat assortie de sanctions financières. Si l’échéance initiale de cette accessibilité fixée aux 1er janvier 2015 pour le cadre bâti et 12 février 2015 pour les transports est repoussée de plusieurs années, les propriétaires et exploitants sont désormais soumis à un contrôle de l’Administration. Pourtant, derrière cette façade positive se dissimule la destruction de l’accessibilité de la chaine du déplacement (lire cet article), l’exemption des copropriétés et des lieux de travail, la suppression de l’adaptabilité de logements neufs, de longs délais de mise en oeuvre prolongeables sans limite, de larges possibilités de dérogation aisément manipulables.

Sans même évoquer l’allègement des normes d’accessibilité dont les textes seront publiés dans les semaines qui viennent. Les lobbies n’ont pas eu à agir au Parlement, ils l’ont fait au sein du Gouvernement et de l’Administration, plus précisément la Délégation Ministérielle à l’Accessibilité qui ne mérite plus guère cette appellation. Et voilà comment le fruit d’une concertation exemplaire a été jeté aux orties pour mécontenter presque tout le monde.

Des délais potentiellement perpétuels !

Le Gouvernement voulait « enjamber » l’obligation légale fixée au 1er janvier 2015 d’une accessibilité à tous les Etablissements Recevant du Public (ERP), il réalise cet enjambement avec des bottes de sept lieues ! Lequel repose sur le dépôt d’un Agenda d’Accessibilité Programmée (Ad’Ap) qui accorde des délais supplémentaires et dont le projet doit être déposé dans les douze mois, mais « ce délai peut être prorogé pour une durée maximale de trois ans dans le cas où les difficultés techniques ou financières liées à l’évaluation ou à la programmation des travaux l’imposent ou en cas de rejet d’un premier agenda ». En jouant finement, un propriétaire ou gestionnaire peut donc reculer à septembre 2018 le dépôt d’un Ad’Ap définitif. A ce délai s’ajoute une période de trois ans pour le réaliser et si l’ampleur des travaux le justifie, cette période peut être doublée, et donc de six ans soit une échéance à 2024 même pour un ERP de 5e catégorie (boutique, café, restaurant, petit musée, etc.). Ce doublement est de plein droit pour les ERP de catégories 1 à 4 (capacité supérieure à 300 personnes sauf exceptions), ou « lorsque le même propriétaire ou exploitant met en accessibilité un patrimoine constitué de plusieurs établissements ou installations comportant au moins un établissement » de 5e catégorie : en clair, une chaine de magasins de tailles variables pourra disposer d’un délai de six ans pour mettre en accessibilité tous ses établissements quelle qu’en soit la dimension. Et « en cas de contraintes techniques ou financières particulières », cette période sera également de six ans pour les ERP de 5e catégorie. Elle est portée à neuf ans « dans le cas d’un patrimoine dont la mise en accessibilité est particulièrement complexe en raison des exigences de continuité de service, du nombre de communes d’implantation, du nombre et de la surface des bâtiments concernés ou du montant des investissements nécessaires rapporté au budget d’investissement mobilisable par le responsable de la mise en accessibilité », une disposition taillée sur mesure pour les collectivités locales : en ajoutant les quatre ans de délai maximum d’élaboration des Ad’Ap, on arrive à septembre 2027, douze ans et demi de prolongation de l’échéance initiale !

L’ordonnance transforme également, pour les demandes de dérogation concernant les ERP des 3e, 4e et 5e catégories, l’avis conforme de la commission d’accessibilité en simple avis : le Préfet pourra aisément passer outre cet avis, auquel il ne sera plus tenu.

Pour ces établissements, le Préfet aura quatre mois pour répondre à une demande de dérogation, sinon elle sera considérée comme acceptée. Le rapport au Président de la République évoque des dérogations « accordées d’office le cas échéant », fort probablement pour ces établissements: il suffira de donner instruction aux Préfets de ne pas répondre et ce sera autant de fait. Mais comme cela ne suffit pas, une disposition autorise l’autorité administrative à prolonger « en cas de force majeure » la mise en oeuvre de l’Ad’Ap, décision « renouvelable si les circonstances de force majeure ou leurs conséquences l’imposent. » Gageons que des petits malins sauront trouver ces circonstances et conséquences…

Sanctions insignifiantes

Si un Ad’Ap n’est pas déposé dans les temps sans justification, le propriétaire ou gestionnaire sera puni d’une sanction forfaitaire de 1.500€ pour un établissement de 5e catégorie et de 5.000€ pour les autres. Il en sera de même en cas de manquement en matière de suivi de réalisation de l’Ad’Ap ou « de transmission de documents de suivi manifestement erronés », avec une amende moitié moindre pour les ERP de 1ere à 4e catégorie. Le laxisme est sanctionné de la même manière que l’intention frauduleuse: une première en droit français?

Les lieux de travail sont désormais exclus de l’amende de 45.000€ grâce à une subtile modification de son champ d’application. Un mécanisme de contrôle administratif complexe, assorti de sanctions financières spécifiques plafonnées à 45.000€, est censé punir les propriétaires qui ne respectent pas les engagements pris dans leur Ad’Ap. Mais l’Administration aura-t-elle les moyens humains et techniques d’assurer ce contrôle alors que la tendance est à la réduction des effectifs et des budgets ?

Le produit de ces sanctions sera versé à un « fonds national d’accompagnement de l’accessibilité universelle » géré par la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA), et destiné à financer des « actions de mise en accessibilité d’établissements recevant du public dont la situation financière des responsables ne permet pas la mise en oeuvre et d’actions de recherche et de développement en matière d’accessibilité universelle. » Compte-tenu des délais extensibles de dépôt et de réalisation des Ad’Ap, il est probable que ce fonds ne disposera de ressources que dans quatre à cinq ans, trop tard pour financer les petits propriétaires. Par ailleurs, le fait que la CNSA soit gérante du fonds est inquiétant : l’Etat y décide souverainement, sans s’encombrer du point de vue des administrateurs comme on vient de le constater avec l’éviction brutale de son directeur, Luc Allaire, qui avait pourtant la confiance des associations nationales de personnes handicapées ou âgées. Sur le plan politique, François Hollande a pris le 1er août le contrôle de la CNSA en y nommant la conseillère logement et solidarité de la Présidence de la République, Geneviève Gueydan. De plus, les dispositions précises relatives à la gestion de ce fonds qui figuraient dans le projet d’ordonnance étudié par le CNCPH en juin ont été supprimées du texte définitif.

Copropriétés et professions libérales exemptées

L’ordonnance contient peu de dispositions en matière de logement. Toutefois le texte supprime l’application des normes d’accessibilité « aux logements vendus en l’état futur d’achèvement et faisant l’objet de travaux modificatifs de l’acquéreur ». L’acheteur d’un appartement ou maison en construction pourra-t-il rendre le logement inadaptable ni même visitable par une personne handicapée ? Cette notion de visitabilité, soutenue par l’Association des Paralysés de France, figurait dans le projet de texte soumis en juin au CNCPH (« exigences relatives à l’accessibilité de l’entrée, du séjour et de la circulation qui dessert le séjour et à l’adaptabilité d’un cabinet d’aisance »), mais elle est retirée du texte publié sans que l’on sache si elle se retrouvera dans le décret à suivre.

Par ailleurs, les professions libérales qui exercent dans un immeuble d’habitation en copropriété pourront facilement obtenir une dérogation si ses copropriétaires refusent de le mettre en accessibilité, et sans obligation de proposer une mesure de substitution. Mentionnée dans le projet de décret soumis en juin au CNCPH, la mesure de substitution a été supprimée depuis. Fidèle à sa nouvelle politique libérale, le Gouvernement a décidé de « sanctuariser » l’inaccessibilité des copropriétés existantes, rendant quasiment impossible la mise en accessibilité de la desserte de l’appartement d’un occupant devenu handicapé, avec comme résultat une discrimination légale: pas d’handicapé dans mon immeuble!

Maigres dispositions positives

L’ordonnance ajoute les titulaires de la carte de priorité pour personne handicapée aux bénéficiaires du droit d’accès d’un chien-guide aux transports et aux lieux ouverts au public, ainsi qu’aux locaux professionnels, de formation ou d’enseignement. Cela devrait simplifier la vie de personnes amblyopes pas assez « légalement malvoyantes » pour se voir attribuer 80% d’invalidité et la carte qui va avec. La même disposition est étendue à la personne chargée de l’éducation d’un chien d’assistance pendant toute sa période de formation.

La commission communale pour l’accessibilité perd sa vocation « aux personnes handicapées » et se voit adjoindre des représentants « d’associations ou organismes représentant les personnes âgées, de représentants des acteurs économiques ainsi que de représentants d’autres usagers de la ville. » Cela laisse entrevoir des débats tendus entre usagers handicapés ou âgés des communes, commerçants et patrons locaux…

Seul aspect réellement positif, cette commission communale devra publier « par voie électronique, la liste des établissements recevant du public situés sur le territoire communal qui ont élaboré un agenda d’accessibilité programmée et la liste des établissements accessibles aux personnes handicapées. » Les habitants auront enfin le droit de savoir.

Dans les copropriétés au sein desquels la réalisation d’aires de stationnement est obligatoire, des places adaptées devront être aménagées et louées « de manière prioritaire aux personnes handicapées habitant la copropriété ». Enfin, l’accueil et l’accompagnement des personnes handicapées devient « obligatoire dans la formation des professionnels appelés à être en contact avec les usagers et les clients dans les établissements recevant du public. »

Voilà bien peu de positif dans ce véritable anéantissement de l’accessibilité à tout pour tous qui propulse la France plus de 40 ans en arrière et en fera rapidement l’un des pays les plus inaccessibles de l’Union Européenne… de laquelle viendra peut-être le salut : la précédente Commission devait élaborer avant la fin de son mandat en juin 2014 un projet de directive sur l’accessibilité; le nouvel exécutif européen qui est en train de se mettre en place reprendra-t-il ce chantier ? C’est de lui que dépend maintenant la liberté des personnes handicapées d’aller et venir, de travailler et de vivre sans entrave en France, liberté dont le Gouvernement et le Président de la République viennent de les priver.

Laurent Lejard, octobre 2014.

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