Non, ce n’est pas l’introduction dans le droit français d’une aide à mourir qui menace le devenir des personnes les plus lourdement handicapées, ce sont les conditions de mise en oeuvre des politiques publiques de solidarité nationale qui restreignent fortement leurs opportunités de profiter de la vie. Dernier exemple en date, l’absence de publication de l’arrêté ministériel listant les maladies dégénératives incurables ouvrant droit à une Prestation de Compensation du Handicap instruite en priorité, que le Parlement a adopté dans le temps record de 4 mois. L’inertie politique pour ne pas compenser les handicaps acquis ou de naissance est flagrante depuis le vote de la première loi en faveur des personnes handicapées : les administrations et décideurs leur ont imposé des circuits complexes, des vérifications intrusives instaurant un climat permanent de suspicion, un contingentement des moyens humains et budgétaires, l’ensemble générant une constante pression culpabilisante. Le résultat est un parcours du combattant pour obtenir des droits sociaux, un accès aux soins spécialisés ou basiques, des aides humaines, un emploi rémunérateur, un logement adapté, un accès aux transports publics comme privés, pouvoir se déplacer dans les rues, entrer dans un magasin ou manger dans un restaurant, utiliser un chien guide ou d’assistance, ainsi qu’une culpabilisation d’avoir à quémander de l’aide, l’ensemble générant le sentiment d’être indésirable, de constituer un poids social et sur les finances publiques. Le vécu de nombreuses personnes handicapées est parsemé de contraintes et tourments usant au quotidien la volonté de profiter des belles choses de la vie, souvent hors de portée. De quoi effectivement susciter une envie d’en finir, d’abréger une existence ne valant pas ou plus d’être vécue.
Cela n’a rien à voir avec la demande de choisir le moment de sa mort, exprimée depuis des décennies par la majorité des gens, c’est incontestable, il n’y a plus débat. La plupart veulent mourir chez eux, qu’ils soient valides ou handicapés, entourés de leurs proches, dans l’intimité du foyer et surtout pas dans une chambre d’hôpital. Certains choisissent de se suicider, d’autres le voudraient mais ne peuvent réaliser cet acte parce qu’ils n’en ont plus la capacité physique du fait d’une maladie ou des séquelles d’un handicap. C’est leur choix, et il est tout à fait respectable. Ce fut, en Espagne, celui de Ramón Sampedro en 1998, raconté au cinéma dans le film Mar Adentro, puis en Belgique par le journaliste Jean-Marie Lorand en 2000, relaté par la RTBF : depuis, dans ces deux pays, la loi autorise et encadre une telle demande. En France, malgré les appels de Vincent Humbert, Dominique Knockaert, Chantal Sébire, Anne Bert et le récit d’Olivier Bron, rien n’a fait vaciller nos politiciens.
La différence de capacité entre valides et invalides à passer à l’acte a entraîné la demande d’être aidé à finir de vivre, demande d’ailleurs déjà satisfaite et accompagnée par des médecins. Le célèbre cancérologue Léon Schwartzenberg fut l’un des premiers à l’avoir révélé dès 1978 et plus longuement en 1984 ; pour lui, l’euthanasie devait rester un problème de conscience, elle ne devait pas relever de la loi. C’est pourtant cette voie qui a été suivie, et vient d’aboutir par le vote à l’Assemblée Nationale en première lecture d’une proposition de loi défendue par Olivier Falorni, député MoDem, parti politique du Premier ministre, François Bayrou. Ce dernier a pourtant tenté d’empêcher l’examen du texte, manoeuvrant au nom de convictions religieuses teintées de spiritisme. Il a ainsi permis aux religieux de tous poils d’envahir le débat public et de le polluer de leurs considérations dogmatiques.
C’est dans ce débat que les activistes antivalidistes ont, qu’ils le veuillent ou non, fait combat commun avec les conservateurs et réactionnaires de toutes obédiences, et en employant les mêmes arguments. L’influente presse catholique ne s’y est pas trompé en valorisant ces activistes gauchistes qui se retrouvent de facto parmi les farouches opposants du droit des femmes à disposer de leur corps, de la liberté de mettre fin à une grossesse non désirée ou problématique, de se marier sans distinction de genre, de mettre librement fin à leur vie. Pour l’Église, c’est Dieu qui donne la vie et la reprend, l’être humain se doit de subir les souffrances que Dieu lui envoie. Piégés dans leurs propres discours et réflexions inabouties, voilà nos activistes antivalidistes aux côtés de la Fondation Jérôme Lejeune et des cathos réacs qui se fichent comme de leur dernier chapelet du sort des citoyens handicapés. Donc vous vivrez de force, même si vous ne subissez pas la pression sociétale dénoncée plus haut, même si vous ne trouvez plus de goût à la vie, même si vous affirmez avoir suffisamment vécu pour partir avant la déchéance physique et intellectuelle.
Parce qu’il ne faut pas se tromper de cible : ce qui est en cause, ce n’est pas la liberté pour des personnes handicapées de mettre fin à leurs jours en pleine conscience tout en étant aidé au besoin à l’accomplir, mais bien les politiques publiques qui dévalorisent les personnes vulnérables, les humilient, leur font acquérir un sentiment non pas d’inutilité d’une vie qui ne vaudrait plus d’être vécue, mais d’une contrainte et d’un poids permanents et négatifs de leur maintien en vie. En résumé, une véritable politique publique d’euthanasie par inertie.
Laurent Lejard, juin 2025.
PS : Informée de la publication de cet Editorial, la Dévalideuse Charlotte Puiseux réagit. « Je ne pense pas que notre discours soit inabouti, c’est surtout qu’il n’a pas été compris et mis en avant dans toute sa complexité par les médias généralistes. De notre côté, les choses sont claires. Nous dénonçons âprement les conditions sociales dans lesquelles se retrouvent les personnes handicapées et qui, comme le montrent d’autres pays qui ont déjà légiféré sur cette loi, sont un facteur extrêmement préoccupant de demande d’euthanasie. Au vu du contexte politique actuel, la priorité n’était clairement pas de légiférer sur une aide à mourir qui montre que les préoccupations sont plus de nous tuer que de nous faire vivre dignement. »