8.200 de nos compatriotes sont actuellement placés dans des établissements médico-sociaux de Belgique francophone, la plupart dans le Hainaut, pour une dépense globale de 478 millions d’euros s’agissant des 7.000 adultes (cet accueil représente 6% des 118.000 adultes en établissements médico-sociaux en France), et 67 millions pour les 1.200 mineurs. Ce sont essentiellement des enfants, jeunes et adultes vivant avec des troubles autistiques ou du neurodéveloppement, des handicaps psychiques ou mentaux non ou mal pris en charge en France faute de moyens et solutions territoriales.
Cet exil financé depuis 1954 a nettement augmenté depuis le début du millénaire, jusqu’au 28 février 2021 où la secrétaire d’État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, a bloqué par un moratoire le financement français de nouvelles places pour adultes en Wallonie, assuré pour 200 millions par l’Assurance Maladie et le reste par les départements (le moratoire « Enfants » du 1er mars 2014 a plafonné leur nombre à 1.500). Un arrêt brutal, sans alternative pour ceux qui restaient sans autre solution qu’une dotation budgétaire à trois Régions particulièrement concernées. C’est cette situation que la Cour des Comptes a étudié et dont elle dresse un bilan instructif. On pourra toutefois regretter que ses recommandations, outre qu’elles ne remettent pas en cause le moratoire, soient essentiellement techniques, comptables et cosmétiques : un rapport de plus, en quelque sorte…
Les carences françaises
La population placée en Belgique résulte clairement des carences françaises qui envoient en Wallonie 6% des bénéficiaires potentiels d’une place médico-sociale comme le relève le rapport :
« Si les publics accueillis en Belgique ne sont pas radicalement différents de ceux restés en France, on note cependant une surreprésentation de ceux qui ont le moins accès aux établissements et services médico-sociaux (ESMS) français. Un nombre important de personnes souffrant de troubles du comportement et de la conduite, associés à un handicap psychique ou à une déficience intellectuelle, sont ainsi présentes en Belgique. Leur accueil constitue une spécificité forte de l’offre belge. » Afin de bloquer l’exil Outre-Quiévrain de nos compatriotes, notre Gouvernement a décrété un moratoire empêchant de financer de nouvelles places tout en déléguant à trois Agences Régionales de Santé (Grand Est, Hauts-de-France et Île-de-France) une dotation de 90 millions d’euros répartis sur 3 ans pour créer des solutions locales alternatives au départ en Belgique, mais sans répondre aux besoins des personnes concernées et en consommant seulement 60 millions :
« Ces solutions, conformes à la politique publique d’inclusion et de développement d’alternatives à l’institutionnalisation, ne sont toutefois pas adaptées aux situations des demandeurs d’une place en Belgique. » Cela confirme l’exclusion du médico-social français des cas dits complexes, que ce soit en établissements comme en soutien à domicile. Mais alors, que doivent devenir les personnes désignées comme cas complexes sans solution en France ?
« La persistance de demandes de premières orientations en Belgique témoigne de l’insuffisance des solutions financées, tant en nombre qu’en termes d’adéquation avec les besoins exprimés […] Les départements des trois régions consultés par la Cour, confirment que les cas complexes, les plus susceptibles de partir en Wallonie, nécessitent des prises en charge en hébergement permanent trop peu présentes dans les solutions financées.» En résumé, les établissements belges ont des réponses efficaces mais nos pouvoirs publics ne veulent plus les employer tout en n’ayant pas la volonté politique de créer des alternatives nationales viables même quand il y a de l’argent : « Tous plans confondus, les ARS ont été destinataires de près de 170 M€ depuis 2016 pour prévenir les départs de personnes en situation de handicap en Wallonie, organiser les retours, gérer les situations critiques ou déployer des solutions alternatives. Au 31 décembre 2023, ces crédits n’avaient été consommés qu’à hauteur de 64 %. » Tout est dit !
Et des insuffisances belges
La forte augmentation de la demande de nos compatriotes de placement en Wallonie a clairement créé des opportunités de business, des créateurs d’établissements qualifiés « d’usines à Français » n’ayant aucune expérience dans le domaine. « Il en ressort que, depuis 2015, des manquements graves ont été relevés dans plus de 60 établissements. Selon les autorités compétentes, ce type de défaillances concerne annuellement une vingtaine de structures accueillant des Français en situation de handicap. » Des signalements de maltraitance avaient conduit les autorités Wallonnes à réformer en 2018 le régime d’autorisation des nouveaux établissements, imposant des normes d’accessibilité et en termes de personnels en rapport au nombre de résidents, ainsi que l’élaboration d’un projet institutionnel.
La Cour relève de multiples abus autant financiers, tels des détournements d’argent au profit de dirigeants d’établissements, que subis par les pensionnaires : vétusté de locaux, maltraitances et violences de la part de personnels et directeurs, carences d’entretien et nettoyage des locaux, rationnement de l’hygiène des résidents, etc. Des déviances parfois graves qui apparaissent peu sanctionnées, généralement par une suspension provisoire de recevoir de nouveaux résidents, aisément contournable ; le retrait total d’agrément tient, lui, de l’exception : 3 établissements concernés depuis 2011, dont celui de Taintignies en mars 2021. A cet égard, le ministre wallon de la Santé, Yves Coppieters, s’est exprimé le 18 septembre au Parlement Wallon : « La très grande majorité des services ont mis en œuvre des plans d’actions et des réformes. Cinq services [soit 2 de plus que le chiffre de la Cour des Comptes] ont été fermés par l’Aviq via un retrait de leur agrément et 13 services dans lesquels il existe des difficultés sont toujours supervisés […] Ces structures sont sous-financées car les budgets français sont nettement inférieurs au coût réel de la prise en charge. Il y a quelque chose à faire en termes de supervision de ces établissements mais aussi en termes politiques pour rétablir un équilibre financier. »
Un rapport lacunaire
Des enfants et des adolescents sont accueillis en internat dans des Instituts-Médico-Educatifs, week-end compris : « Certaines familles ont choisi un établissement belge pour la particularité de l’enseignement spécialisé à destination des enfants en situation de handicap, offrant une scolarisation plus complète que les [IME] français. Très peu [sont] ouverts le week-end, au contraire des établissements wallons qui offrent un accueil 365 jours par an. Certains dossiers correspondent donc à des enfants disposant d’une place en IME mais à la recherche une place d’internat, à temps plein, introuvable en France. Ces situations concernent principalement des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance (Ase). »
Toutefois, le rapport oublie de préciser que l’enseignement effectué en école spécialisée, dépendant entièrement du Ministère de l’Éducation de la Fédération Wallonie-Bruxelles, est à la charge intégrale de l’État belge, et de ce fait ne le chiffre pas. Il omet également de traiter des jeunes Français vivant près de la frontière et scolarisés en Belgique, faisant le trajet tous les jours, ou hébergés dans des internats scolaires spécialisés publics ; l’Association pour les Français en situation de handicap en Belgique (Afresheb) les estime à 1.500. Et si la Cour des Comptes relève les liens locaux tissés par les enfants placés et préconise de recenser ceux qui atteignent l’âge de la majorité, elle ne propose aucune solution quant à leur devenir : dérogation au moratoire pour intégrer un établissement pour adultes, ou retour en France au risque d’être laissés pour compte ?
La Cour constate également une forte différence entre les coûts moyens d’une place en Maison d’Accueil Spécialisé, 83.291€ en France contre 67.616€ en Wallonie, soit près de 16.000€ d’écart du fait d’un gel imposé par nos autorités alors que la Belgique est l’un des rares pays a indexer les salaires sur l’inflation ; peu curieux, les magistrats de la rue Cambon se contentent d’écrire : « Les raisons du gel du forfait soins en Mas pour les établissements wallons ne sont pas clairement établies » et « invite les autorités tarifaires françaises à réaliser une nouvelle étude visant à évaluer et à expliciter le niveau de tarification consenti pour l’accueil des résidents Français disposant d’une orientation médicalisée, en fonction des charges effectivement supportées par les établissements wallons. » On peut néanmoins constater l’économie substantielle qui en résulte depuis 20 ans pour les finances publiques françaises. Ainsi que l’impact positif sur l’emploi wallon, rien que pour la catégorie des établissements agréés Safaé (services agréés et financés par une autorité étrangère) accueillant 81% de nos compatriotes : « Le total des emplois directs affectés à cette activité atteint 5.360 [équivalents temps-plein]. »
Par ailleurs, les trois régions de Belgique (Flandre, Bruxelles-Capitale et Wallonie) n’offrent pas à leurs ressortissants handicapés les places en établissements médico-sociaux qui leur sont nécessaires. Non pas pour appliquer la demande de l’Organisation des Nations-Unies de désinstitutionnaliser rapidement le handicap, mais par manque de budget pour créer les places indispensables. Cette disette place la Wallonie dans une situation paradoxale : elle laisse en liste d’attente des centaines de Wallons alors qu’elle accueille des milliers de Français financés par la France !
Autre aspect ignoré par la Cour, la libre circulation et installation des personnes dans l’Union Européenne. Quel que soit leur pays d’origine, les européens handicapés ne peuvent s’installer et vivre durablement dans un autre pays membre de l’UE du fait des délais de carence exorbitants qui leur sont imposés pour bénéficier des services sociaux et de santé qui leur sont nécessaires. Et un Français perd son Allocation Adulte Handicapé s’il quitte pendant plus de 3 mois le territoire national… sauf en cas d’exil en Belgique ! Pourtant, relève la Cour, « Le droit français relatif à l’accompagnement des personnes en situation de handicap ne conditionne pas le financement d’un hébergement à sa localisation sur le territoire national. » Toutefois, la France ne le finance pas dans d’autres pays de l’espace européen qu’en Belgique. Conçue pour être une zone de libre-échange des marchandises et des capitaux, l’Union Européenne n’a de son côté pas agi en matière d’accès universel aux droits sociaux nationaux et a créé une discrimination de fait : les familles peuvent s’établir où elles veulent, à la condition que l’un des membres n’ait pas besoin d’un soutien sanitaire ou médico-social.
On retiendra du rapport de la Cour des Comptes qu’il ne se prononce pas sur le bien-fondé du moratoire limitant le financement de places médico-sociales en Wallonie, ses magistrats en acceptent le principe. Dès lors, la Cour n’offre pas d’alternative à l’exil et formule aucune proposition sur le retour en France, elle se contente de quelques recommandations technocratiques et comptables sans réel impact sur le devenir des êtres humains concernés : tout cela n’est guère sérieux.
Laurent Lejard, septembre 2024.