Lorsqu’il est question des surdités, il s’agit presque toujours de la petite fraction qui pratique la langue des signes. Les autres : les nés-malentendants (il n’y a pas que des nés-sourds), les devenus sourds ou devenus malentendants, les plus nombreux (6 à 7 millions de malentendants pour 100.000 signeurs) n’ont que bien peu les honneurs de la littérature, des études universitaires ou du cinéma. Il n’y a guère que les vendeurs d’appareils auditifs pour s’y intéresser…

Bonne nouvelle ! Voici un livre qui fait exception et nous parle de la vie quotidienne de ces millions d’oubliés. Devenu malentendant à l’âge de 6 ans des suites d’une scarlatine, l’auteur ne se rend pas compte qu’il a perdu une grande partie de son audition. Un concours de circonstances laisse inaperçue sa surdité sévère. La société lui est difficilement compréhensible mais, trop jeune pour faire la différence, il suppose que c’est pareil pour tout le monde. Ainsi s’explique sa désolante mésaventure d’être sourd sans le savoir. L’intérêt majeur du livre n’est pas dans cette circonstance, aussi exceptionnelle soit-elle, mais dans le vécu auditif qui forme l’argument et la trame d’une vie en surditude.

Qu’entend exactement un malentendant ? Chaque cas est particulier et il est impossible de l’entendre à sa place… Si leurs interlocuteurs pouvaient entendre ce que les malentendants perçoivent, ils n’oseraient plus leur parler ! Et c’est bien pour cela que les malentendants n’en disent rien, il leur est déjà si difficile d’obtenir qu’on leur parle en les regardant et sans parler trop vite. La malentendance est un non-dit social. Elle est invisible, indescriptible, donc mieux vaut ne pas en parler, en faire son affaire, pour sauvegarder un minimum de relations sociales.

La compréhension d’un malentendant repose d’abord sur ses perceptions auditives, plus ou moins, ou pas du tout, améliorées par un appareillage auditif. Mais ces perceptions ne sont qu’un magma phonétique incompréhensible. Ce que Gerarld Shea appelle ses « lyriques », une sorte de musique parfois agréable, mais incompréhensible, comme une écriture phonétique primaire (« Taka maudire ! T’as qu’a médire ! – T’as qu’à me le dire »). Ces perceptions phonétiques tronquées doivent ensuite être décodées par la lecture labiale. Elle permet, dit-on souvent, de saisir un mot sur trois, plus avec la famille, moins avec les inconnus, mais jamais la totalité. Puis les lacunes restantes doivent être comblées par la suppléance mentale qui finit par fonctionner (les malentendants ont l’esprit de l’escalier)… ou pas. Certaines circonstances sont insurmontables : les situations d’enseignement ou de formation et les réunions, notamment. Sans compter les moustachus aux lèvres invisibles, taillez-la fine, messieurs !

Ce qui fait problème, l’auteur en donne de nombreux exemples, est que le décodage est aléatoire. Il peut être efficace, insuffisant ou nul. Les entendants s’étonnent de ces aléas qu’ils ne comprennent pas. Ils croient que le malentendant lit sur leurs lèvres aussi facilement que dans un livre. S’il ne les comprend pas, alors c’est qu’il est distrait, ou de mauvaise volonté. « Il entend quand il le veut bien » est une critique aussi ignoble que fréquente. Malgré cela, l’auteur réussit ses études et une carrière d’avocat aux barreaux de New-York et Paris. Rien n’est impossible, c’est seulement infiniment plus dur. Voilà qui devrait inciter les parents d’enfants malentendants à davantage de circonspection. Ces enfants aux résultats scolaires parfois médiocres sont perçus comme imbéciles ou paresseux, alors qu’ils fournissent un effort incessant et titanesque pour comprendre la moindre phrase ! Et à force de s’épuiser à traduire le vecteur de transmission, la langue, ils n’ont plus temps de comprendre l’information qu’elle donne. Il en est de même pour les adultes : ce sourdingue qui vous rend furieux, qui ne comprend rien à rien, fait des efforts désespérés pour vous comprendre, mais vous ne le savez pas.

Le grand mérite de ce livre, rare en son genre, est d’avoir réussi à traduire, à visualiser ce qu’un malentendant (mal)entend, à faire comprendre les difficultés des surdités acquises. La malentendance est invisible, sauf dans ce livre qui devrait être inscrit au programme de formation des audioprothésistes et de ceux qui font métier de s’occuper des surdités. Et être offert au conjoint et entourage de tout malentendant !

Marc Renard, président de l’Association 2AS, décembre 2015.


La vie malentendue – J’étais sourd et je ne le savais pas, par Gerald Shea, éditions Vuibert. Traduction d’Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat. 19,90€. En librairies. Trouver des équivalents phonétiques aux malentendus anglais n’était certainement pas facile. Il fallait des experts et notamment Aude de Saint-Loup, qui fut directrice du Cours Morvan, collège et lycée privés d’enseignement général laïc pour sourds et malentendants (Paris 9e).

Partagez !