Pendant toute la période de l’antiquité classique, l’homme vit quotidiennement dans un univers peuplé par les dieux. La survenue d’une anormalité physique, d’une difformité, ne peut qu’engendrer la peur. Toute la question est alors de savoir comment interpréter la désapprobation divine. C’est comme cela qu’à Sparte ou dans la Rome ancienne, on abandonnait hors la ville, au bon vouloir des puissances supérieures, l’enfant marqué d’une différence radicale. La naissance du christianisme va changer l’ordre des choses. Tout homme est une créature de Dieu et la charité est due aux infirmes. Pourtant pendant des siècles, la réalité sociale ne reflétera pas toujours cette vertu religieuse. Parallèlement à la miséricorde s’est développé un sentiment de peur face à la difformité marginale. Ainsi le Moyen Âge a vu s’ouvrir des asiles et des hospices tandis que florissaient les cours des miracles où tentaient de vivre pauvres et invalides.

Au 16e siècle, l’éthique religieuse se voit concurrencée par une volonté de rationalisation. Ambroise Paré substitue des causes naturelles aux idées démoniaques sur l’origine des monstruosités. Ce sera bientôt la fin de l’ordre divin. Mais voici l’époque de l’administration du territoire avec pour objectif l’assainissement du royaume. En 1656, on fonde les Hôpitaux Généraux, et en 1674 sur décision de Louis XIV, l’Hôtel des Invalides. Véritable cité en réduction, soumise à un règlement sévère, l’Hôtel abritera jusqu’à 4000 soldats invalides sans ressources ayant combattu pour la France. Les services de soins et de chirurgie feront école, mais les pensionnaires travaillent dans des ateliers de cordonnerie, tapisserie, enluminure. Avec le Grand Siècle débute une véritable politique d’enfermement.

Au siècle suivant, on assistera à la prédominance des sciences de la vie sur la physique. Ce sera l’essor du pouvoir médical et le développement de l’idée selon laquelle les infirmes sont éducables. Ces années verront surtout la naissance des institutions spécialisées, avec les actions de Valentin Haüy et de l’Abbé de l’Epée, pour élever au- dessus de la condition que leur promettaient leurs déficiences, de jeunes aveugles et sourds- muets. La bourgeoisie triomphante de l’ère industrielle reprendra à son compte les idées de ces précurseurs. Mais l’humanisme des Lumières sera remplacé par l’ordre moral du pouvoir en place, et l’éducation dispensée marquée par une volonté sans faille de redressement. Hygiénisme et pédagogie de la posture s’associeront pour le redressement du corps indispensable à l’émergence d’une pensée droite.

À la charnière du 19e et du 20e siècle, le droit social prend corps avec des textes concernant l’assistance aux démunis et la responsabilité de la société envers ceux- ci. En 1905 est votée la loi sur « l’assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables indigents ». Articulée essentiellement sur l’accident de travail, la question de la responsabilité collective prendra tout son sens avec la guerre de 1914- 1918. Des millions de soldats ont donné leur sang pour défendre la France, la Patrie leur doit réparation. Pour les décennies à venir, tout ce qui concernera l’appareillage, de l’agrément et du remboursement aux recherches sur la fabrication de nouvelles prothèses sera issu de l’Office National des Mutilés créé en 1916. De même, l’ampleur de cette catastrophe mondiale déterminera l’apparition et le développement de concepts étendus au fil des années, des anciens combattants à toutes les catégories de sujets atteints de déficiences : rééducation professionnelle, allocations compensatrices, etc.

Depuis les trente dernières années, qu’a-t-on pu observer de nouveau dans l’approche des personnes victimes d’incapacités motrices ? La reconnaissance d’une nouvelle spécialité médicale avec la création en 1968 d’une « Chaire de Clinique de Rééducation Motrice ». Malheureusement, la volonté de traiter les patients selon une approche pluridisciplinaire, présente dans la leçon inaugurale d’A. Grossiord, ne s’est pas concrétisée partout, faute de volonté politique et de moyens financiers. Enfin, la loi de 1975 qui compilait et aménageait des textes anciens, a entériné le terme de « handicapé ». D’une complexité sans pareil, elle a proposé tout un arsenal juridique pour assimiler, fondre l’infirme dans un grand tout social. Mais votée dans l’enthousiasme d’une économie prospère, son application en des temps plus difficiles a subi plus d’un revers.

L’actualité de ce début de millénaire concerne la Classification Internationale des Handicaps: Déficiences, Incapacités et Désavantages. Insistant sur les situations handicapantes engendrées par les conséquences des maladies ou des troubles fonctionnels, ce modèle a été repris aussi largement que diversement par nombre de professionnels de la santé en France. Datant de 1980, cette classification doit être révisée sous les hospices de l’Organisation Mondiale de la Santé. La nouvelle version suscite de nombreux débats car elle a parmi ses objectifs celui de faire disparaître dans un discours politiquement correct la notion de handicap. Au- delà d’une simple question de vocabulaire, on pourrait voir se développer, dans un souci de rentabilité, des politiques de santé rigoureusement conservatrices qui présenteraient les différences comme naturellement exceptionnelles et justifiant, par nature, les inégalités entre les hommes. On ne chercherait plus alors à intégrer certains, avec toutes leurs singularités, mais plutôt à faire en sorte que les différences se gomment pour faire entrer chacun dans une communauté lisse et ordonnée…

Pierre Brunelles, janvier 2001.

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