On évoque rarement les enseignants aveugles. Le récit que Francis Gouban vient de publier chez Mémoire & Savoirs nazairiens éclaire leur travail d’une expérience aussi riche que particulière : dès sa prise de fonction en 1972, il a été assisté pendant les cours par sa jeune épouse Christine. Employée comme surveillante d’externat, elle aidait son mari et les tâches ne manquaient pas face à des adolescents parfois turbulents. Par chance pour Francis Gouban, les professeurs aveugles n’étaient, à l’époque, affectés qu’en lycée et donc face à des élèves plus responsables. « Dans les classes de lycée, en principe on est susceptible d’être moins confronté à des problèmes disciplinaires que dans les classes de collège avec des enfants encore jeunes. Mais je me suis rendu compte très vite qu’en classe de seconde, avec une certaine hétérogénéité des élèves dans un grand lycée, j’avais besoin de mon épouse pour des tâches de surveillance, contrôle, réponses d’élèves à mes questions, etc. Et l’attitude en classe, à vérifier toujours. »

Une épouse assistante en classe

Si la situation du couple Gouban n’est pas unique (Francis a identifié un autre enseignant assisté en classe par son épouse), elle est très rare. « Nous avons vu très vite les avantages de notre collaboration tout en nous interrogeant sur une vie professionnelle et privée toujours ensemble. » Il rappelle que si la fonction d’assistanat de professeur aveugle ou très malvoyant a été créée en 1959, quatre ans après le rétablissement de leur droit à enseigner supprimé en 1941 comme le relatait Jacques Lusseyran, c’est sans poste statutaire. Résultat : l’Administration a dû faire preuve d’imagination pour rémunérer les assistants, telle Christine Gouban employée sous le statut de surveillante d’externat pendant 7 ans avant d’être titularisée sur un poste de secrétariat. Cette acrobatie administrative lui a d’ailleurs valu de subir les tentatives d’un chef d’établissement pour réaliser des tâches de secrétariat… Aujourd’hui encore, le problème n’est pas réglé et ce sont la plupart du temps des assistants d’éducation au statut précaire qui assurent l’aide en classe pour les enseignants handicapés, avec des quotas horaires qui peuvent être insuffisants. Francis Gouban a échappé aux aléas qui en découlent, sauf lors des congés maternité de son épouse.

Un professeur apprécié par ses élèves

Le récit de Francis Gouban semble d’une autre époque par comparaison à ce que l’on entend et lit sur les conditions actuelles d’enseignement dans l’Éducation Nationale. On remarque notamment le respect des élèves pour ce professeur dont ils n’ont pas cherché à utiliser les incapacités alors qu’il remplissait toutes les tâches et responsabilités d’un professeur de lycée, la vue en moins. Ce sont d’ailleurs des marques de reconnaissance qu’il a reçues. « Je suis à la retraite depuis 2009, j’avais déjà rédigé une partie du livre. A l’époque, des élèves m’avaient dit « Monsieur, ce serait bien que vous puissiez témoigner de votre expérience, de la rédiger et pourquoi pas de publier un livre. » Ils m’ont poussé dans ce sens. Le projet était resté en attente jusqu’à ce que mon épouse me parle des témoignages d’élèves qu’elle avait archivés, trouvés dans la boite aux lettres ou notre casier au lycée. Je me suis mis à écrire pendant le confinement pour compléter ce que j’avais déjà écrit. »

Couverture du livre Mes élèves sans visage

Il a vécu l’évolution technique apportée par l’informatique qui, à partir de la fin des années 1990, a commencé à décharger son épouse de la transcription de textes vers le braille. Elle devait en effet assurer cette tâche essentielle, sans soutien de l’administration de l’Éducation Nationale. « Au début, mon épouse copiait en braille les textes du Lagarde et Michard [célèbre manuel scolaire de littérature française utilisé jusqu’aux années 90 NDLR.] C’était prenant, chronophage. Moi, j’ai appris beaucoup de textes par coeur. Nous étions mobilisés par la lecture des textes, la correction des copies, la préparation des cours, etc. La grande révolution a été l’informatique. L’Éducation Nationale a financé des stages par un formateur malvoyant qui est venu me former à la maison, mon épouse a été plutôt autodidacte. L’informatique m’a permis d’enseigner à des classes de terminale littéraire, parce que les programmes changent tous les ans et portent sur des oeuvres nouvelles. Mon épouse sélectionnait des passages, explorait des ouvrages critiques, sélectionnait des pages que je scannais pour les produire en braille ou lire avec la synthèse vocale. Quand les élèves produisaient des travaux personnels encadrés, ils me les remettaient sur clé USB pour les lire puis conseiller ces élèves. L’informatique nous a offert une indépendance dans le travail, entre mon épouse et moi. » Et l’Internet lui a ouvert d’importants champs d’échange avec d’autres enseignants.

Être ou paraître ?

Comme bien d’autres personnes aveugles, Francis Gouban a vécu des situations désagréables liées à sa cécité, mais pas de la part de ses 4.500 élèves. « J’ai vraiment été considéré comme un enseignant par les élèves [quelques-uns en témoignent sur Facebook NDLR]. Mais parfois, dans des classes littéraires en particulier, il y avait quelques interrogations pendant les premières semaines de cours, rapidement levées par la réalité du travail. » De bonnes relations également avec ses collègues, à l’exception de quelques-uns dont celui, par exemple, qui ne le saluait jamais quand il le croisait : « Un jour, il a été obligé de se présenter et m’a dit « je ne te dis pas bonjour parce que ça n’a aucune importance pour toi du fait que tu ne vois pas. » Cela interroge beaucoup quand vous entendez ça ! Est-ce qu’on salue les gens simplement parce qu’on les voit ? Est-ce que le salut relève du paraître et ne s’adresse pas à l’Être ? »

Que change le fait de ne pas voir ses élèves ? « Ça présente des avantages et des inconvénients. Vous ne voyez pas le visage d’un élève se fermer, par exemple, ou une situation de mal-être. À l’inverse, je n’avais pas de préjugés physiques. Ça m’a poussé à m’interroger sur mes représentations en me disant que finalement tous les garçons et toutes les filles sont à peu près à l’identique. J’imaginais toujours les filles avec des cheveux mi-longs… » Ce n’est que lors de discussions en fin de cours qu’il appréciait la taille de tel élève en fonction de la proximité de sa voix. Et c’est son épouse qui exerçait la police vestimentaire parfois nécessaire. « A travers les interventions des élèves, les dialogues, les lectures, les réponses, la voix dit plus de l’être que du paraître. »

Laurent Lejard, juin 2022.

Mes élèves sans visage, par Francis Gouban, est publié par Mémoire & Savoirs nazairiens, disponible dans les librairies nantaises ou directement auprès de Francis Gouban, à contacter par courriel, au prix de 20€ port compris.

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