« Honte à ceux qui séparent les épines des roses ». Ces mots forment le titre du récit de la création de l’unique école pour enfants aveugles d’Alger, fondée en 1989 et fermée quatre ans plus tard. Pourquoi cet établissement obligatoire de par la loi a-t-il sombré si vite ? Pas par manque d’élèves ni de bonnes volontés mais parce que ses murs étaient convoités par l’épouse du président de la République d’alors, Chadli Bendjedid, pour que son frère y installe une clinique privée pour gens riches. Bien située dans un quartier chic des hauteurs d’Alger à cinq kilomètres de la Grande Poste, dans la commune d’Hydra, l’école pour jeunes aveugles s’était installée dans une pouponnière désaffectée et réaménagée grâce aux soutiens publics et privés que Yamina Khodri et toutes les personnes rassemblées dans ce projet avaient su mobiliser. L’école a, en effet, fonctionné sans budget du ministère des Affaires sociales dont le directeur a tout bloqué. Yamina Khodri a assigné au tribunal le Premier ministre et elle était proche d’obtenir un déblocage du successeur du président Chadli. Elle avait obtenu un entretien qui n’a pu avoir lieu, Mohamed Boudiaf ayant été assassiné une semaine avant ce rendez-vous qui aurait pu tout changer. Le mari de Yamina, ancien émigré en France, lui a annoncé son intention de quitter l’Algérie suite à des représailles à son encontre. Une vingtaine d’années après l’aventure de la création de cette école pour enfants aveugles, Yamina Khodri expose dans son témoignage les péripéties telles qu’elle les a vécues, et revient en interview depuis Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) où elle vit désormais sur ses motivations et les résonances actuelles de son action de l’époque.
Question : Pourquoi avoir attendu vingt ans pour publier ce récit ?
Yamina Khdri : Je l’ai écrit il y a 10 ans, sans trouver d’éditeur en Algérie. Je pense qu’ils craignaient des représailles du fait que les noms des personnes étaient cités, ils m’ont proposé de les falsifier, chose que j’ai refusée car c’est cette histoire vécue qui en aurait été falsifiée. J’en assume la pleine responsabilité. J’aurai pu l’éditer en France ou via le net mais pour moi cette histoire parle le plus aux Algériens et elle devait être éditée là-bas. Et avec le hirak [mouvement de protestation populaire en Algérie], la parole est libérée, les gens parlent et écrivent. Un éditeur Algérien partenaire de notre salon l’Alger Auvergnat de Clermont-Ferrand m’a finalement proposé de le publier en Algérie. Hélas, avec le confinement et la crise on n’arrive pas à organiser la promotion, des rencontres, des conférences, mais c’est pas mal ce qu’on a fait. 360 exemplaires ont été vendus en Algérie fin décembre, près d’une centaine depuis la France. Ce qui compte, c’est que le livre existe, que l’histoire vive.
Question : Dans votre récit, on remarque l’absence de résignation face au pouvoir, au risque de mettre en péril votre carrière, et peut-être votre intégrité physique…
Yamina Khodri : Je n’y ai pas pensé, j’étais dans l’action. C’était une injustice, j’ai fait ce que je pouvais, on a agi au maximum sans attendre que le ciel nous tombe sur la tête. C’est énorme d’assigner le Premier ministre, pour une mère de famille ! Les personnes handicapées ont un sacré destin dans un pays qui n’a pas de considération pour elles. Un préfet nous a fait le procès-verbal d’installation de l’école, on avançait, on imaginait que quelque chose de lourd allait éclater mais on ne savait pas ce qui allait arriver, on n’était pas dans le mektoub [fatalité].
Question : Comment avez-vous pu ouvrir une école pour enfants aveugles sans budget de l’État alors que tout passe par lui ?
Yamina Khodri : On peut dire avec des bouts de ficelle, ou une action citoyenne. L’Administration a donné les locaux, la commune le matériel, des sociétés ont offert des travaux. C’est nous qui avons organisé cette action solidaire, on ne savait pas qu’on aurait des difficultés. Les non-voyants attirent la solidarité, on les aide, ils ne sont pas prioritaires. Il y avait des gens généreux, les coiffeurs gratuits du lundi, des couturières bénévoles ont cousu les tenues des élèves, de nombreuses actions désintéressées. C’était bien. Il était important de maintenir cette école, la loi imposait une école aveugle dans chaque wilaya [préfecture] et le droit de créer une école privée n’existait pas. Sans cet élan de solidarité, ça aurait été plus difficile.
Question : Vous avez compris rapidement qu’il y avait un problème… mais savoir que les bâtiments étaient convoités par l’épouse du président de la République ?
Yamina Khodri : Le wali [préfet] n’était pas informé des visées de Madame Chadli. Sa représentante était venue en repérage en prétextant une visite de bienfaisance. Après, notre tapage a fait des vagues, le wali était gêné mais il ne pouvait pas me virer de mon emploi à la wilaya. C’était bizarre. C’est pour cela que je tenais à éditer mon récit là-bas.
Question : La politique algérienne a suffisamment changé pour que cet éditeur s’engage ?
Yamina Khodri : Je suis nulle en politique. L’armée est toujours là mais je ne sais pas analyser son pouvoir. Les gens cherchent un homme historique. Il y a des millions d’Algériens, difficiles à mobiliser dans des partis politiques. C’est le hirak qui l’a fait.
Question : Qu’est-ce qui vous a décidé à quitter l’Algérie, le début des attentats consécutifs à l’annulation de l’élection législative qui avait vu la victoire des islamistes ?
Yamina Khodri : C’est le choc de l’assassinat du président de la République, Mohamed Boudiaf, puis l’annulation du décret de création de l’école pour aveugles. Ils ont fini par tout casser, avec un travail de sape auprès des parents et du directeur de l’école d’El Achour [autre école pour enfants aveugles à une quinzaine de kilomètres à l’ouest d’Alger]. On a enlevé à mon mari le marché des repas des ministères que son entreprise fournissait, il a subi des représailles. Il m’a dit « je pars », il était d’Asnières (Hauts-de-Seine). On a vécu des représailles sur mes enfants, moi, ma famille. La cerise sur le gâteau, c’était le rendez-vous fixé avec le président Boudiaf, une semaine après son assassinat. Il était content de notre action, il avait promis de tout régler.
Question : Finalement, la clinique privée n’a pas été créée. Qu’est devenue l’école ?
Yamina Khodri : Un établissement pour enfants autistes, qui fonctionne bien. Le ministère n’a pas pu l’affecter à autre chose. C’est le seul à Alger. Mais dans la wilaya d’Alger, il n’y a toujours pas d’école pour aveugles, ils vont à El Achour. Avec un budget, des dons, mais pas l’affection et l’amour. Les enquêtes des journalistes avaient trouvé les failles. L’école de Tizi Ouzou a ouvert deux ans après, on devait en recevoir les enfants mais le ministère s’y était opposé. Ces écoles ont des budgets, mais leurs directeurs ne se battent pas pour obtenir plus dans certaines activités, ils ne peuvent pas transférer les crédits d’une affectation à l’autre, à cause de la rigidité budgétaire. Je leur avais proposé de créer des associations pour recevoir des dons.
Question : En 1993, vous êtes venue en France avec toute la famille…
Yamina Khodri : En France on a galéré, mes enfants ont étudié sans bourse. On a ouvert un restaurant, sans aide, ça a été difficile. Grâce à l’épouse de l’ex-directeur de Michelin Algérie qui était membre du conseil municipal de la mairie de Beaumont, mes enfants ont pu travailler dans leurs centres aérés après avoir passé le BAFA.
Question : Vos parents et amis restés en Algérie ont subi le terrorisme, vous en connaissez des victimes ?
Yamina Khodri : Moi et mes proches, on n’a pas été touchés par la décennie noire. Seulement, mon neveu de 11 ans en a été une victime au sein même de son école pendant la récré : il a été tué de 11 coups de couteaux par un autre élève de 16 ans qui s’est procuré le couteau de son père – un terroriste avéré – et a coincé mon neveu en lui disant « retourne toi vers le tableau, je vais te montrer la surprise que je vais faire à la maitresse » et là il lui a asséné les coups de couteau. Et quand les élèves et la maîtresse sont revenus de la récréation, ils l’ont découvert dans une mare de sang. Moi, j’ai pété les plombs lors de l’assassinat de Mohamed Boudiaf, j’ai pensé que tout ce qu’on faisait n’était que des coups d’épée dans l’eau, on avait beau faire des choses, on revenait toujours à la case départ. J’ai baissé les bras.
Laurent Lejard, janvier 2021.
Honte à ceux qui séparent les épines des roses, par Yamina Khodri, éditions Rafar. Disponible en France auprès de l’autrice (chèque de 21€ port compris libellé à l’ordre de l’Association Algeria-Com-Event et à adresser à Yamina Khodri – 11 rue des Sycomores – 63100 Clermont-Ferrand). Elle est également l’autrice d’un recueil de poésie, « Les handicapés », présenté dans cet article de septembre 2008.