Question : Qu’est-ce qui vous a conduit à travailler sur le noir et ses diverses dimensions ?

Michel Reilhac : C’est le hasard d’une rencontre, un ami producteur de spectacles de danse m’avait signalé en 1990 qu’il avait vu à Dresde, au Musée de l’Hygiène, une installation pédagogique réalisée par la fondation des aveugles de Francfort et par un chercheur qui travaillait pour elle, Andreas Heinecke. Dans une pièce de musée, on se voyait confier une canne, des aveugles nous apprenaient à marcher avec. Sur les murs étaient fixés des panneaux sur lesquels on devait identifier des textures, des textiles, du papier de verre… C’était quelque chose de très simple mais qui reposait sur le principe de se mettre entre les mains d’un aveugle qui vous apprenait le maniement de la canne et à s’orienter dans le noir. Depuis, Andreas Heinecke a créé sa propre organisation.

Question : On s’entend très bien dans le noir ?

Michel Reilhac : C’est étonnant comment les a priori sociaux, les jugements, les barrières habituelles des relations entre les gens éclatent. La journaliste Sophie Massieu a été l’une des guides des Dialogues dans le noir, créés en 1992 lors des Arts Etonnants. En 1993, j’ai créé Dark Noir au festival d’Avignon, qui a expérimenté le premier dîner dans le noir. On a repris en 1995 les Dialogues dans le noir, au Forum des images à Paris, toujours avec Sophie Massieu.

Question : 
Quelle était l’approche ? L’aveugle, on le trouve dans la Bible, les Évangiles, il est devin dans l’Antiquité mais il est maudit aussi, porteur de malédictions, c’est un mendiant. Pourquoi le noir, et pourquoi l’aveugle ?

Michel Reilhac : Ce n’est pas un hasard si Oedipe lui-même devient aveugle, volontairement. La figure de l’aveugle est entre le sortilège et la damnation, quelque chose qui transforme l’humain en être à part. Mais je me demande si ce n’est pas une marque liée au handicap de manière générique, la cécité étant un handicap qui transforme la personne, qui lui donne d’autres pouvoirs. Ce qui m’a frappé en faisant avec des aveugles ces installations dans le noir, c’est le contact et l’échange entre les personnes qui n’ont pas de handicap visuel et les aveugles, elles étaient totalement fascinées par l’hypertrophie des autres sens. C’est de ça qu’elles voulaient parler, comprendre comment les autres sens compensaient l’absence de vue. J’ai compris à ce moment-là la fascination que la figure de l’aveugle pouvait avoir : c’est celui qui hypertrophie d’autres capacités perceptives lorsque l’une de ses capacités lui fait défaut. Il y a une dimension quasiment magique qui existe encore aujourd’hui.

Question : Plus magique que chez les personnes handicapées motrices, qui trouvent dans les compensations musculaires le moyen de faire des choses que certaines personnes debout n’arrivent pas à réaliser?

Michel Reilhac : J’ai l’impression que oui, parce que la vue est aujourd’hui un sens dominant. Beaucoup de communication passe par le visuel, les écrans et leur prédominance dictatoriale Pour échanger, partager l’information. Est-ce parce que le recours à la vue est devenu prédominant que perdre la vue fait peur et angoisse? Ceux qui traversent cette épreuve et parviennent à la dominer, à la transformer, ont quelque chose de l’ordre de la transmutation en arrivant à vivre sans ce sens dominant.

Question : C’est une approche mystique du noir et de la cécité dans votre travail ?

Michel Reilhac : À l’époque, parce que je ne travaille plus directement en ce moment sur l’obscurité, le travail avec les aveugles et les spectateurs voyants m’a vraiment fait percevoir la réalité différemment. Le contact du noir a vraiment transformé beaucoup de choses dans ma manière de voir. Cela m’a beaucoup marqué mais pas dans une dimension mystique, plutôt dans une dimension alchimique, c’est-à-dire comment transformer ce qui est perçu comme une véritable catastrophe, l’idée de perdre la vue faisant peur unanimement. Rencontrer quelqu’un qui a perdu la vue, plus encore que les gens qui sont nés aveugles, impressionne énormément. Et lorsque cette personne a réussi à retrouver les moyens de vivre normalement, comme Sophie Massieu par exemple, parce qu’il y a eu une transmutation de sa relation au monde et avec un naturel, une énergie, une bonne humeur qui tout d’un coup fait relativiser l’importance que l’on attache à la vue.

Question : Vous avez rencontré d’autres personnes nées aveugles ou devenues aveugles qui vous ont impressionné ?

Michel Reilhac : Oui. Le président d’alors de l’association Paul Guinot, Didier Roche, et le journaliste Julien Prunet qui travaillait à France Info et qui est mort en 2002. J’avais sollicité l’Association Valentin Haüy, pour créer un partenariat, et j’ai tout de suite compris qu’il n’y avait rien à faire, elle était très très traditionnelle. Je suis allé à l’Institut National des Jeunes Aveugles, j’ai rencontré une équipe de cécifoot qui m’avait beaucoup impressionné, et des gens remarquables. Mais l’association Paul Guinot a été tout de suite beaucoup plus dynamique, ouverte et entreprenante. Et Julien, Didier et Sophie ont fait partie de cette équipe de débuts. Pour moi, ce sont des gens qui sont emblématiques de cette transmutation que j’ai évoquée.

Question : Aujourd’hui, quand vous regardez l’évolution du noir et des espaces dans le noir, comment les considérez-vous : comme une action de sensibilisation toujours nécessaire, une éducation au noir et à la cécité, ou un business ?

Michel Reilhac : Les restaurants dans le noir, je trouve que c’est bien, mais je n’y reconnais pas l’expérience que l’on a vécue au début, qui était prioritairement axée sur l’échange entre non-voyants et voyants. C’est un peu trivialisé. Le gros intérêt de l’expérience, c’est le partage entre voyants et non-voyants et la compréhension à l’intérieur de la situation du dîner, de comment ça peut le faire. Et surtout l’expérience, c’est ce que vous disiez au tout début, de la manière dont l’obscurité, en supprimant le regard, supprime tout jugement, tous les a priori sociaux, permet un partage avec d’autres gens qu’on ne connaît pas, forcément beaucoup plus égalitaire entre générations. Cette dimension humaine de l’expérience d’être ensemble dans le noir, le renversement de la relation qu’on a en tant que non-voyant désemparé dans le noir, sans nos marques et nos repères, et qui nous confions et avons besoin de l’initiation de l’aveugle, ce renversement de rapport au handicapé dans la vie de tous les jours, c’est ce qui fait pour moi le fond de l’expérience. Cette expérience-là n’est pas au coeur du sens du restaurant, qui du coup perd un peu de sa profondeur, de son impact. Par contre, je trouve que pour les espaces dans le noir proposés dans les entreprises et les écoles, la valeur de sensibilisation, d’ouverture d’esprit, de compréhension physique de ce que c’est que d’être un aveugle dans ce genre de dispositif fonctionne toujours. Elle a gardé sa force parce que cela se fait dans un objectif de sensibilisation.

Question : Y a-t-il eu une interaction entre votre travail sur le noir et la production de films pour la chaîne Arte, dont vous avez dirigé la branche cinéma pendant une dizaine d’années jusqu’en 2012 ?

Michel Reilhac : Non, pas vraiment. Quand j’étais à Arte, j’ai eu suffisamment de liberté pour mener des expériences, toujours en liaison plus ou moins directe avec l’image. Mais je ne peux pas dire qu’il y ait eu un désir, une envie d’aller plus loin de la part de la chaîne. Maintenant que j’en suis parti, ce n’est plus du tout dans la préoccupation de la chaîne.

Question : Dans les scripts que vous avez reçus, vous avez testé le noir, il a un peu marqué vos choix ?

Michel Reilhac : Oui sans doute, parce qu’aujourd’hui je suis totalement engagé dans ce genre d’expérience. Je ne fais plus que ce qui est participatif, interactif, en utilisant des situations de la vie réelle comme on l’avait fait avec Dark noir. Ou à travers les écrans, les images et les films. Il y a des choix que j’ai fait, je pense en particulier au film d’un auteur indépendant anglais devenu aveugle, Dereck Jarman, dont le dernier film, Blue, était un écran bleu, la seule couleur qu’il pouvait encore percevoir, avec une bande sonore, un peu comme Son nom de Venise dans Calcutta désert de Marguerite Duras. J’ai observé après ces opérations dans le noir faites dans les années 1990 que des chorégraphes ont travaillé dans le noir, il y a eu des oeuvres qui ont pris en compte l’obscurité. Quand je repense à cette période où j’étais très impliqué dans ce travail autour de l’obscurité, il m’en reste que la confiance ou le pouvoir pris par les non-voyants qui travaillaient avec nous au contact des voyants, et pour lesquels la force de révélation qu’ils étaient au quotidien dans une situation d’initiateur, pas seulement de prendre en charge leur propre vie et mobilité, mais d’être passeur de quelque chose, initiateur, guide de gens voyants, de renversement de rapport vis-à-vis des autres, a été vraiment fondamental pour nombre d’entre eux. A l’inverse, c’est la prise de conscience par les voyants à travers les parcours et les dîners dans le noir à la fois de cette vulnérabilité et de cette horreur que c’est pour eux de ne plus voir, et l’admiration et l’empathie qui était générée avec les non-voyants avec lesquels ils étaient en contact dans la salle.

Propos recueillis par Laurent Lejard, juin 2014.

Partagez !