S’il est rare qu’un mécène conduise au long cours une action d’accessibilité culturelle, le lunetier Alain Mikli est de ceux-là. Depuis 2003, il finance l’adaptation d’oeuvres exposées, d’abord en 2003 avec les photographies de Yann-Arthus Bertrand « La Terre vue du ciel« , puis en collaborant avec des musées parisiens. La plupart des réalisations récentes ont été élaborées pour le musée du Quai Branly (Paris 7e), avec la collaboration d’un aveugle averti, Aymeric Vildieu.

Le parcours universitaire de ce jeune quadragénaire est conséquent : maitrise d’anglais, de français enseigné aux étrangers, interprète trilingue de conférences. Et son parcours professionnel inhabituel pour un homme aveugle, qui l’a conduit à travailler aux USA pour le Mouvement pour la vie indépendante, dont il a rencontré les leaders qui ont eu une influence importante sur sa conception du handicap. Lors de ce séjour, il avait apprécié les indications en braille dans le métro, les abaissés de trottoir, une bonne accessibilité urbaine. Aymeric Vildieu a également travaillé en Écosse et aux Pays-Bas. « Je préfère être à l’étranger plutôt qu’en France, explique-t-il. Dans ces pays, je n’ai jamais entendu ‘Oh le monsieur est aveugle !’. J’ai toujours pensé qu’il y avait plus d’opportunités en Allemagne, aux Pays-Bas, au niveau de la compréhension du handicap, et moins de préjugés. » Sur son temps de loisirs, il produit une émission sur les musiques électroniques (house, techno) diffusée par des radios locales : « C’est un hobby qui me coûte cher, une quinzaine de radios diffusent cette émission gratuitement. »

Aymeric Vildieu est employé à plein temps par le lunetier Alain Mikli, dont il est chargé de la communication des actions en direction des personnes déficientes visuelles: « Ce qui est important, c’est de toucher le public qu’on vise. Faire venir les personnes déficientes visuelles au musée n’est pas simple, les non-voyants n’ont pas le réflexe de penser que les musées peuvent leur proposer des activités. Comment s’adresser à eux, par quel canal? Les musées sont confrontés au problème de toucher ce public. »

S’il constate que les associations sont un interlocuteur nécessaire pour faire connaître aux personnes déficientes visuelles les actions culturelles adaptées à leurs besoins spécifiques, il porte un jugement sévère sur leur action: « Les associations vivent sur le modèle de l’assistanat; cette activité, est-ce que nos adhérents peuvent y assister, et gratuitement? Les associations de non-voyants ne se positionnent pas sur l’emploi, je ne les entends pas, elles se concentrent sur l’Allocation aux Adultes Handicapés, et les aides. »

Aymeric Vildieu n’apprécie guère la campagne actuellement conduite par la Fédération des Aveugles de France sur le thème « Embauchez un aveugle » : « Rien que le slogan, prenez pitié d’un pauvre aveugle ! Les messages que j’entends à la radio sont plus adaptés. On embauche un aveugle s’il est qualifié. Et que deviennent les malvoyants là-dedans ? » Il déplore également la médicalisation toujours forte des personnes handicapées : « Des médecins sont aux postes de décision. En France, on est en plein dans le Medical Model, pas dans le Disability Model. Et encore moins dans l’inclusion. » Et il n’est pas tendre sur le report annoncé par le Gouvernement de l’échéance 2015 de l’accessibilité à tout pour tous : « On a perdu dix ans depuis 2005, on va encore en perdre de trois à neuf. »

Aymeric Vildieu participe à la réalisation de deux projets par an pour Alain Mikli, en étroite collaboration avec Estelle Costes, docteur en génie industriel qui assure la conception tactile des oeuvres sélectionnées comme il l’explique pour celles du musée du Quai Branly: « Cette adaptation prend beaucoup de temps, pour sélectionner une dizaine d’oeuvres, puis resserrer ce choix en fonction des possibilités et des contraintes de réalisation. On travaille sur photo ou avec l’oeuvre, en la recomposant sur ordinateur en niveaux de gris pixel par pixel. On ajoute la couleur sur le dessin recomposé, un sous-traitant imprime en 3D avec une résine agréable à toucher. Ce qui est très long, c’est la recomposition de l’image, avec au départ un échantillon que je teste, en concertation avec l’équipe du musée du quai Branly. »

Aymeric Vildieu a participé à d’autres adaptations, notamment avec le musée des Arts et Métiers, pour l’exposition Radio (2012) en réalisant le portrait tactile de Charles De Gaulle, et sur l’exposition Enki Bilal Mécanhumanimal (2013). « Avant, on a travaillé pour le Centre Pompidou en utilisant un système de fraisage mis au point pour l’exposition « La Terre vue du ciel » qui a touché un vaste public et a beaucoup tourné en France comme à l’étranger; les retours d’expérience ont été très positifs, y compris des voyants quelle que soit leur culture, pour sensibiliser le public. » Depuis, la technique employée a évolué pour intéresser davantage les personnes malvoyantes : « Le procédé par fraisage ne permettait que le noir et blanc, il décevait les malvoyants qui demandent de la couleur aussi fidèle que possible à l’original. »

Avec la volonté de restituer une oeuvre d’art dans toute sa complexité et ses dimensions, en alliant relief, trait, couleur, braille et une analyse sonore (bilingue français-anglais) à écouter au casque : « On a toujours refusé la simplification, le trait par gaufrage qui ne reproduit que les contours. Cela ne donne aucune idée de la matérialité de l’oeuvre. On travaille sur la compréhension de cette oeuvre. On ajoute du braille et de l’audio avec un texte écrit par le musée, que je révise. » Une approche à l’opposé de celle que développe, par exemple, Hoëlle Corvest à la Cité des Sciences et de l’Industrie de La Villette (Paris 19e), qui défend une grammaire tactile : « Ça n’a pas de sens ! s’emporte Aymeric Vildieu. La perception dépend de chaque oeuvre et du travail de l’artiste. Pour le tableau Slave Aunction, de Jean-Michel Basquiat, on voit une grosse tache orange qu’on n’a mise que légèrement en relief parce qu’elle n’apporte rien à la compréhension de l’oeuvre. C’est une approche humaine et savante, plus que scientifique, un dialogue autour de l’oeuvre. »

A vous, désormais, d’aller les découvrir…

Laurent Lejard, avril 2014.

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