Cinq heures du matin : dans les froides rues de Binche, cité wallonne à peine éclairée par l’aube, d’étranges groupes se forment devant certaines maisons du centre-ville. On entend le tintement de grelots, le bruit mat de sabots sur le pavé, des roulements de tambour, des éclats de voix : on s’interpelle, on trinque; les touristes ne sont pas encore arrivés, on est entre Binchois…

Le carnaval existe ici depuis des temps immémoriaux, héritage de rites ancestraux célébrant, à l’instar d’autres carnavals, le renouveau, la volonté de chasser (bruyamment) l’hiver. Il n’est certes pas unique en Wallonie mais c’est le seul de son genre à avoir fait l’objet d’une codification aussi poussée : n’est pas gille qui veut ! Le gille, c’est à la fois le héros et l’emblème de l’événement, personnage un peu grave, un peu inquiétant, dont le costume chatoyant répond à un code précis de couleurs et de symboles. Un costume qui évolue au cours du mardi-gras pour s’achever en apothéose lors du grand défilé qui traverse le centre-ville. Et seulement ce jour-là, porté par les membres exclusivement masculins (désolé mesdames) de sociétés aux règles d’adhésion très strictes, contrairement à d’autres carnavals de la région.

Mais les semaines qui précèdent cette apothéose sont riches en événements : ainsi, les sixième et cinquième dimanche avant le grand jour (soit dès le mois de janvier) ces sociétés se retrouvent-elles en ville, avec familles et amis, pour des « répétitions en batterie » au son des tambours, mais sans costume.

Puis, les deux dimanches suivants, viennent les « soumonces en batterie », au cours desquelles les gilles portent leurs sabots, l’apertintaille (ceinture de petites cloches) et le ramon (sorte de fagot) avec lequel ils saluent le public.

Enfin, les deux dimanches précédant le grand jour, ces « soumonces » se font en musique, cuivres et tambours interprétant les 26 airs traditionnels du carnaval. Et les sociétaires arborent pour l’occasion le costume du dimanche gras de l’année précédente.

Car il n’y a pas que les « soumonces » : il y a aussi les bals (organisés par la « Jeunesse Socialiste », la « Jeune Garde Libérale » et la « Royale Jeunesse Catholique ») où chacun rivalise de créativité autour d’un thème unique.

Mais ce n’est pas tout : si vous passez par Binche le lundi précédant le lundi-gras, vous pourrez assister aux « trouilles de nouilles », au cours desquelles les masques (tout le monde est convié) se répandent en ville en quête de « victimes »…

Vient enfin le dimanche-gras, premier jour « officiel » du carnaval, où les sociétaires défilent en arborant un déguisement élaboré dans le plus grand secret, sur un thème particulier à chaque groupe, qui peut être historique, humoristique, ou se référer à l’actualité récente. En 2011, par exemple, la politique belge était à l’honneur, avec des enfants déguisés en… cornets de frites parodiant la devise nationale (« L’union fait la force ») et arborant des pancartes demandant « des frites et un Gouvernement » !

Le public, costumé ou pas, se presse le long du cortège, contenu derrière des barrières. Plusieurs emplacements, identifiés par des pictogrammes, sont prévus pour les spectateurs handicapés : aucune cohue, et une parfaite visibilité qui fait des envieux ! Seul bémol, mais de taille : sauf à arriver très tôt le matin, le stationnement s’avère d’autant plus difficile que le centre-ville est entièrement bouclé dès 5 heures et interdit à la circulation. Il est donc conseillé, sauf à dormir sur place, d’emprunter les transports en commun. Problème : aucun n’est accessible en fauteuil roulant. Solution : venir malgré tout en voiture et se faire déposer par une âme charitable qui se chargera ensuite de garer le véhicule. Aucun souci, en revanche, pour manger et, surtout, boire sur place… Une pharmacie peut même abriter un débit de boissons !

Au dimanche-gras, succède logiquement le lundi-gras, préféré des familles car entièrement voué aux enfants. Ceux appartenant aux sociétés, comme les autres, s’ébrouent en costume dit « de fantaisie » (libre et individuel) à grands renforts de fanfares et de confettis. Un feu d’artifice clôt la journée, en début de soirée, et chacun rentre chez soi afin de se préparer au « gros morceau » qui suit : le mardi-gras, jour le plus important de l’année pour les Binchois… et les milliers de visiteurs qui font le voyage, depuis parfois des destinations très lointaines.

À cinq heures, ce matin-là, tout est encore relativement tranquille, même si la fièvre festive est palpable chez les sociétaires et leur entourage. On « prépare » le gille (tâche usuellement dévolue à son épouse), que les autres membres de sa société viennent chercher chez lui au son du tambour. Un gille, quel que soit son âge, ne se déplace en effet jamais sans tambour, c’est l’une des règles immuables du carnaval de Binche. À cette « prise de gilles », usuellement accompagnée de champagne, succède un petit-déjeuner rituel aux… huîtres et champagne dans le local de la société (qui est souvent un bar). Les touristes ne peuvent certes pas pénétrer dans l’intimité des familles binchoises sans y être invités mais la rue appartient à tout le monde !

Arlequins au carnaval de Binche.

D’autres personnages font entre-temps leur apparition : ce sont les enfants et les jeunes des écoles de la ville, déguisés en Arlequin, Pierrot ou paysan (costumes, là encore, très codifiés), et qui distribuent des oranges aux premiers arrivants avant de converger vers la Grand-place, où les gilles dansent le rondeau (immense ronde qui occupe tout le centre de la place) après avoir posé sur leur visage un masque de cire unique, vaguement inquiétant, à petites lunettes et moustache Napoléon III. Le bourgmestre reçoit chaque société, ce qui occupe largement le reste de la matinée. On danse et on boit (sauf le gille, qui doit rester sobre) en attendant de se ruer dans les bars et restaurants alentour, débarrassés de leurs tables et chaises pour recevoir plus de monde…

En attendant que les groupes se reforment pour le grand cortège de l’après-midi, on peut visiter le passionnant musée international du carnaval du masque (MÜM), installé dans un ancien hôtel particulier du centre-ville. Parfaitement accessibles, ses collections couvrent l’histoire universelle de cette tradition, avec des pièces, parfois très rares, venues des quatre coins du monde.

Les sociétés se reforment donc vers 16h pour le grand cortège qui parcourt le centre-ville au son des airs officiels du carnaval; certains habitués les connaissent par cœur ! Foule compacte (mais bon-enfant) garantie… sauf dans les emplacements réservés aux personnes handicapées, où il est néanmoins préférable de se rendre bien en avance.

En cette unique occasion, si les conditions météorologiques le permettent, les gilles arborent un époustouflant chapeau de plumes d’autruche qui transforme chaque société en véritable marée blanche ondulant au rythme des percussions : magique ! Leurs paniers pleins d’oranges porte-bonheur, les gilles, petits et grands, en distribuent au public, lançant parfois au loin des fruits qui s’écrasent contre les fenêtres (protégées par des grillages ad hoc) ou sur la tête des étourdis. Chaque société défile ainsi, puis déambule en ville jusqu’au soir. La journée s’achève sur un vaste rondeau final et un feu d’artifice qui embrase toute la Grand-place. On repart épuisé mais émerveillé !

Jacques Vernes, janvier 2012.

Le prochain carnaval de Binche se tiendra les 19, 20 et 21 février 2012 mais les « soumonces » commenceront dès la mi-janvier. N’hésitez pas à contacter l’office de tourisme pour toute question relative à l’accessibilité.

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