Catherine Meimon Nisenbaum, avocate à la Cour, spécialisée dans l'indemnisation du préjudice corporel.

Les proches d’une victime d’un dommage corporel, notamment d’un accident de la route, d’une erreur médicale, d’une agression, d’un fait sportif ou autres sont en droit d’obtenir la réparation de leurs préjudices sous forme de dommages et intérêts qui tendent à réparer :
– si leur proche est décédé immédiatement, le préjudice moral d’affection et les préjudices matériels, frais d’obsèques, perte de revenus…
– si leur proche est décédé après de longs jours, après des semaines de souffrances, le préjudice moral dit d’accompagnement, en sus des préjudices autres que mentionnés ci-dessus ;
– si leur proche survit et conserve un handicap, le préjudice moral d’affection, le préjudice dit des troubles dans les conditions d’existence pour les proches vivant avec la victime, et les préjudices matériels dont les frais de transport…

En tout état de cause, les droits des proches suivent celui de la victime principale, ce qui signifie que si celle-ci a le droit d’être indemnisée intégralement, ses proches le seront également. En cas de partage de responsabilité ou en cas d’exclusions d’indemnisation, les proches seront indemnisés de la même manière.

On pourrait penser que rien n’égale la douleur d’un père ou d’une mère qui a perdu son enfant. Pourtant, force est de constater que le montant des indemnisations allouées en pareils cas par les tribunaux est bien inférieur à l’indemnisation d’autres préjudices moraux tels que notamment : les atteintes à l’honneur, à la réputation, à la vie privée des personnalités… Il est souvent avancé que l’on ne monnaye pas les larmes, ce qui expliquerait le montant dérisoire de ces indemnisations. Certes, mais dans ce cas il devrait en être de même pour toutes les larmes, pour toutes les souffrances.

On peut difficilement admettre que le préjudice moral d’un parent pour la perte d’un enfant unique soit indemnisé par la justice d’une somme de l’ordre de 35.000€ par parent, alors que d’autres préjudices moraux sont bien mieux indemnisés. Y aurait-il des souffrances plus nobles que d’autres ? Ou le fait de solliciter une indemnisation serait-il indécent ? Existe-il une échelle de valeurs différente dans la souffrance humaine ?

La jurisprudence confirme hélas que l’indemnisation du préjudice moral des proches est bien moins indemnisée que d’autres préjudices moraux. En voici quelques exemples :
– En février 2010, la Cour d’Appel de Basse-Terre (Guadeloupe) allouait à une personne ayant subi sur une longue période l’utilisation intempestive de son image, la somme de 50.000€ ;
– En septembre 2010, la Cour d’Appel de Paris condamnait la Société Ebay à payer la somme de 100.000€ au titre du préjudice moral à la Société Louis Vuitton pour avoir présenté à la vente des produits sans en vérifier l’authenticité ;
– En mars 2011, la Cour d’Appel de Paris condamnait un employeur à payer à un salarié qui avait été discriminé en raison de son homosexualité la somme 35.000€ ;
– En octobre 2011, la Cour d’Appel de Paris allouait la somme de 100.000€ à la SNCF en réparation de son préjudice moral en raison d’une publicité trompeuse ;
– En juin 2012, la Cour d’Appel de Poitiers allouait au propriétaire de la jument « Perte d’amour », décédée, la somme de 8.000€ au titre du préjudice moral ;
– En septembre 2012, la Cour d’Appel de Rennes allouait à Loïc Secher la somme de 600.000€ au titre de son préjudice moral en raison des sept années d’emprisonnement qu’il a effectuées à tort ;
– En janvier 2013, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence allouait la somme de 20.000€ au titre du préjudice moral subi par un époux à qui son épouse avait fait croire qu’il était le père biologique de l’enfant qu’elle attendait.

Enfin rappelons que par sentence arbitrale dans l’affaire Tapie/CDR du 7 juillet 2008, le préjudice moral des époux Tapie était fixé à la somme de 45 millions d’euros (ils en avaient demandé 50 millions) pour avoir subi une longue procédure injustifiée pendant 14 années, et avoir fait l’objet notamment d’une violente campagne de presse utilisant abusivement le nom de Tapie (inscrit sur une poubelle pour les discréditer), de saisies publiques de leur mobilier qui seront annulées par la suite, de visites spectaculaires de leur appartement, notamment une journée « portes ouvertes » devant les caméras de télévision.

Par toutes ces décisions, on peut tout de même constater que, pour des préjudices moindres en comparaison de la douleur engendrée par le décès ou le handicap d’un être cher, le montant des indemnisations est nettement plus élevé. Peut-on comparer la douleur morale de la SNCF, celle du propriétaire d’une jument décédée, celle encore de cet homme injustement emprisonné, ou des époux Tapie à la douleur de parents qui perdent un enfant, à celle d’un conjoint, d’un frère ou d’une soeur ou de ceux qui vivent au quotidien avec l’être qu’il aime et qui conserve un très lourd handicap ?

Pourtant force est de constater qu’il existe bel et bien des larmes qui valent plus cher que d’autres. Comment admettre que la justice indemnise de la même manière le décès d’un frère ou d’une sœur et celui d’un cheval ? Comment admettre que la perte d’un enfant unique soit indemnisée pour des parents à hauteur de 35.000€ par les tribunaux, alors que la simple protection d’une marque déposée est évaluée à la somme de 100.000€. Indemnisation 2,5 fois supérieure à celle allouée pour la perte d’un enfant ? Sans compter l’indemnisation faramineuse de 45 millions d’euros dans le cadre de la sentence arbitrale des époux Tapie, soit 1.285 fois plus que pour la perte d’un enfant ! Où est la justice, où est l’équité, où se trouve le respect de la douleur des familles, de la mémoire des proches disparus ? Si l’argent ne répare pas la douleur des familles, ce n’est pas une raison pour allouer des indemnisations au rabais, ou alors il doit en être de même pour tous.

Le droit à la réparation du dommage corporel est un droit évolutif essentiellement jurisprudentiel. Il est particulièrement proche de l’humain, il doit donc aussi évaluer et prendre en compte ce préjudice qui est essentiel. Rien n’est plus grave que la douleur humaine, rien n’est plus difficile que de voir celui qu’on aime mourir, souffrir, ou n’être plus le même. La compensation financière, quelle que soit son montant, ne permettra pas d’effacer la douleur et les larmes des familles, mais elle doit au moins permettre une reconnaissance de cette souffrance. La justice ne peut pas être à deux vitesses. Force est d’espérer que ces exemples de jurisprudence permettront dans l’avenir une meilleure indemnisation des proches des victimes d’un dommage corporel. C’est une question d’Éthique.

Catherine Meimon Nisenbaum,
Nicolas Meimon Nisenbaum,
avocats à la Cour,
octobre 2013.

Partagez !