Catherine Meimon Nisenbaum, avocate à la Cour, spécialisée dans l'indemnisation du préjudice corporel.

La réparation du dommage corporel des victimes d’un accident de la route impliquant un véhicule à moteur est régie par la Loi du 5 Juillet 1985, dite loi Badinter. Elle délègue de facto à l’assureur du responsable de l’accident la conduite de la procédure d’indemnisation. Cependant, le juge peut être saisi par la victime à tout stade de la procédure, soit pour régler un litige bien déterminé (expertise judiciaire, provision, etc.), soit pour assurer la conduite du procès jusqu’à sa conclusion judiciaire. La loi comporte quelques « bornes » marquant l’action de l’assureur, qui ont pour objet d’apporter des garanties à la victime, tel le délai de passage de l’examen médical par exemple.

Il nous parait intéressant, en préambule, de faire un point sur la situation des blessés de la route au regard de l’indemnisation. Selon les données brutes (année 2006) du Livre Blanc sur l’indemnisation du dommage corporel (24 avril 2008), 183.000 victimes ont été indemnisées. Dans ce nombre, on compte 9.300 personnes gravement atteintes, pour lesquelles le montant moyen de l’indemnisation s’élève à quelque 240.000€. L’indemnisation accordée aux autres catégories de blessés (soit 95 % du total des victimes indemnisées) s’élève à 12.000€ environ, et cette « moyenne » masque une grande disparité des chiffres. Les assureurs font état d’un taux de règlements transactionnels de 95 % : ce mode de règlement parait a priori plébiscité, mais en réalité les indications statistiques « démontrent avec force que, dès que l’enjeu en vaut la peine, la norme est d’abord recherchée dans un traitement juridictionnel du dossier » (in Droit du dommage corporel, Yvonne Lambert-Faivre, 4e édition, 405 a, éditions Dalloz). Ainsi, cet indicateur flatteur ne reflète-t-il que les aboutissants d’un constat « par défaut » s’appliquant à des dossiers « légers » ayant fait l’objet d’une dissuasion de recherche des solutions judiciaires.

La Loi de 1985 est généreuse pour les victimes, exonérées pour une large part de la charge de la preuve. Elle présuppose que les assureurs adoptent une éthique rigoureuse dans l’exercice de la responsabilité qui leur est déléguée, afin que les intérêts contradictoires du « juge » et de la « partie », dont ils sont comptables et qu’ils représentent simultanément, soient respectés. Les « outils officiels » nécessaires, notamment un guide du barème d’évaluation médicale et la mission d’examen médical, n’ont pas été mis en place. Dès lors, les conditions étaient réunies pour aboutir à un système profondément inéquitable. L’émergence, il y a une douzaine d’années, des associations de victimes, la sensibilisation des élus nationaux, l’action convergente des avocats de victimes qui se sont spécialisés, l’implication de magistrats sensibilisés, les échanges et réflexions suscités par « Les entretiens d’Aix » (Colloque annuel multidisciplinaire) ont sensibilisé le Ministre de la Justice, et quatre groupes de travail ont été constitués.

Le groupe de travail relatif à l’expertise dans l’évaluation du dommage corporel (rapport d’étape pour 2001) résume ainsi la situation des victimes : « un bref état de la pratique ou de l’examen médical a très rapidement mis en relief des failles […] procédures déséquilibrées qui bafouent l’exigence de la contradiction […] victimes trop souvent mal assistées, mal informées, mal conseillées et mal reçues » ! Parmi les nombreux points de dysfonctionnement du dispositif indemnitaire, nous retiendrons en particulier :

– Un déséquilibre entre les parties;
– Des pratiques d’expertises pour le moins choquantes : existence d’un lien contractuel entre le médecin examinateur et la compagnie d’assurances, absence de mission « officielle », évaluation hors situation écologique, méthodologie très discutable pour l’évaluation des troubles cognitifs et comportementaux, refus parfois de s’adjoindre des sapiteurs ergothérapeutes et des neuropsychologues;
– L’absence d’une base de données transparente, fiable, objective et indépendante, susceptible d’offrir des repères aux victimes (la Loi du 5 Juillet avait prévu la tenue par les assureurs d’un fichier « AGIRA » qui, in fine, est confus, incomplet et inexploitable au moins par les victimes).
– La disparité entre les différentes juridictions des montants d’indemnisations allouées et, au sein de chacune, entre les propositions transactionnelles ultimes des assureurs et les décisions judiciaires. Concernant le deuxième constat, qui relève parfois de l’abus de la partie dominante, nous rappelons les propos de la magistrate Nathalie Neher-Schraub, conseillère à la Cour d’Appel de Paris : « Chaque fois que nous avons à connaître une transaction, nous sommes surpris car les montants alloués par voie de transaction sont de moitié inférieurs, voire des deux tiers, aux sommes que nous aurions accordées dans les mêmes circonstances » (in Colloque du 10e anniversaire de la Loi Badinter). Aucune étude n’est disponible sur ce dernier problème, et pour cause; les éléments recueillis par les associations et les professionnels sont constants : pression sur les victimes pour qu’elles ne se fassent pas assister, et pour qu’elles acceptent de transiger;
– La complexité du recours des organismes sociaux, car si la réforme due à l’initiative du Sénat lors de l’examen du projet de loi de financement de la Sécurité Sociale pour 2007 a éclairci et moralisé une situation que les victimes considèrent comme profondément injuste, ce travail reste à achever;
– La mise en place d’une nomenclature des chefs de préjudices, car les travaux, remarquables en tous points, conduits par Jean-Pierre Dintilhac (Président de la 2e chambre civile de la Cour de Cassation) et présentés en 2006 n’ont pas encore trouvé de solution définitive.

Chaque groupe de travail a préconisé les mesures à prendre pour restaurer des conditions d’indemnisation normales. Au total, ce sont 35 mesures qui sont proposées ! Certaines seraient à l’étude à la Chancellerie. Il n’est pas question d’en faire ici un exposé critique. Ces mesures ont pour objet d’éliminer les dysfonctionnements cités. Nous les approuvons dans leur principe, à l’exception notable de celle qui est relative à la création d’un « RINSE » (Référentiel Indicatif National Statistique et Evolutif). Nous considérons là qu’il est certes nécessaire d’harmoniser les indemnisations entre juridictions, mais que la méthode proposée n’est pas appropriée. Nous reviendrons sur ce point.

La remise en cause de l’économie générale de la loi n’a pas été évoquée par les groupes de travail et n’est pas souhaitable. Cependant, nous formulerons des propositions dans notre prochain article, destinées à remédier aux dysfonctionnements de l’indemnisation et pour permettre un meilleur traitement au quotidien de la réparation du préjudice corporel.


Catherine Meimon Nisenbaum, avocate au Barreau,
Amiral (ER) Jean Picart, Président Honoraire de l’U.N.A.F.T.C,
octobre 2008.

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