A Paris comme en régions, des théâtres proposent aux spectateurs de s’initier au jeu théâtral ou à la danse, lors de courts stages mêlant valides et handis. Dans la capitale, l’Odéon Théâtre de l’Europe est à la pointe cette saison, autour de trois de ses spectacles : Andromaque (Racine) en décembre 2023 pour personnes voyantes, aveugles ou malvoyantes, Hamlet (Shakespeare) en mars 2024 pour spectateurs valides et à mobilité réduite, et Dom Juan (Molière) avec langue des signes française les 4 et 5 mai prochains pour personnes entendantes, sourdes ou malentendantes. Stages animés par des comédiens de ces spectacles auxquels les participants doivent assister au préalable puisqu’ils sont la matière que les stagiaires vont travailler.
Comme pour Hamlet, une adaptation par Christiane Jatahy de la célèbre pièce de William Shakespeare, dont deux des comédiens, Servane Ducorps (la reine Gertrude) et David Houri (Rosencrantz) animaient le stage de jeu. L’occasion pour les participants d’improviser à partir de scènes de la pièce vue la veille ou quelques jours auparavant. Objectif : en décortiquer l’adaptation pour en tirer quelques idées sur les relations entre les personnages du spectacle, jouer avec l’autre dans l’un des studios de répétition de l’Odéon. Rencontre : jadis comédien, Sebastian a déjà suivi plusieurs stages théâtraux, plus ou moins adaptés à sa vision résiduelle qui lui permet de voir les formes mais pas de décrire un visage : « J’ai commencé à devenir déficient visuel il y a quinze ans, et j’ai arrêté de jouer, c’était trop compliqué. Ça rajoutait du faux dans le faux ; jouer, c’est déjà pas la vérité, si sur scène je dois faire croire que je vois alors que je ne vois pas, ça me paraissait trop contraignant. »
Pourtant, en le voyant évoluer lors des exercices, rien ne le montre. « J’ai suivi une formation pour devenir masseur-kinésithérapeute, ajoute-il, et quelques années après je me suis rendu compte que le théâtre me manquait trop. » C’est comme spectateur qu’il a appris l’existence de stages adaptés : « J’ai trouvé ça trop génial parce que du coup je n’étais plus le seul à pas bien voir ! Et je me suis rendu compte que peu importe, mon plaisir à jouer était tellement grand qu’il était vital que je rejoue ! » Dans son parcours, il a joué plusieurs années dans Les muses orphelines, en théâtre d’appartement, une expérience et un rôle qui l’ont marqué. De même que La marelle, d’Israel Horovitz. « J’ai repris le théâtre depuis un an et demi, en amateur dans la ville où j’habite. D’abord jouer pour le plaisir, avant de rejouer un jour professionnellement. »
Dans ce stage de trois demi-journées, chacune et chacun participe, propose, échange, écoute l’autre. Des exercices d’improvisation partent d’une histoire imaginée par un narrateur, afin que, dans le jeu de rôles, l’un décrive les personnages, un second l’ambiance, un troisième intériorise les pensées des personnages, l’histoire évoluant au gré des intervenants. Des jeux stimulent la mémorisation, la spontanéité, l’écoute pour intervenir au bon moment. Incarner un rôle n’est pas facile mais le jeu est d’y parvenir dans l’action. Les comédiens-animateurs sont là pour stimuler, relancer, apporter leur expérience pour aider chacun à se positionner, au-delà des limitations physiques qui s’estompent dans le jeu théâtral. Chacun s’exprime avec ses moyens, le handicap devient accessoire.
Ce qu’a parfaitement intégré Pascal, dont la marche et le métabolisme sont altérés par des maladies auto-immunes, un habitué de l’Odéon dont il suit les activités adaptées : « Je me trouvais bloqué, et le jeu théâtral permet d’appréhender autrement les problèmes, le corps, les déplacements. Le fait de s’imposer avec ce qu’on a, on n’a pas eu ces choses toute la vie et il faut les appréhender. » L’un de ses amis d’enfance dirigeait une troupe amateur dans laquelle il a joué : « J’ai toujours aimé le théâtre, j’ai connu l’époque Patrice Chéreau au théâtre des Amandiers à Nanterre, c’était un Dieu ! » C’est lorsque ses problèmes de santé sont apparus, alors qu’il était aide-soignant à l’hôpital, qu’il a voulu retrouver ce qu’il avait aimé : « Je suis retourné aux Amandiers, j’ai été super bien accueilli par la nouvelle direction. Je souffrais beaucoup, il m’était difficile de voir les pièces et il fallait que je vienne plusieurs fois, ils m’ont invité à l’année. » Parmi ses grands souvenirs figure la comédienne Maria Casarès, au théâtre national de La Colline, à Paris.
Marie, handicapée motrice qui se déplace en fauteuil motorisé, est également amatrice de théâtre, qu’elle pratique en amateur. Elle est sortie enthousiaste de cette expérience : « Ce stage me laisse une super impression, une osmose avec tous les participants, et les comédiens qui nous dirigent. Cette impression de jouer, de faire du vrai théâtre dans un lieu magnifique avec des gens formidables. Je le conseille à tout le monde ! » Elle apprécie le mix handis-valides : « Je trouve cool de ne pas être dans un ghetto, et pouvoir faire du théâtre avec d’autres gens, d’horizons différents. » Et cela enrichit sa pratique : « Je fais du théâtre depuis longtemps, et je trouve que c’est apprendre encore, découvrir d’autres techniques en le faisant avec des comédiens qui jouent une pièce assez formidable. Intellectuellement, je vais continuer à aller au théâtre, et j’espère l’année prochaine refaire ce stage. » Si l’Odéon parvient à absorber son déficit et boucler son budget pour la prochaine saison, le ministère de la Culture n’envisageant pas d’augmenter la subvention de l’un des six théâtres nationaux qui sont sous sa tutelle directe, et qui se consacre à la création. Espérons que l’Odéon ne sera pas Rachidatisé et que l’on reverra pendant la saison 2024-2025 des amateurs dans ce théâtre comme dans tous ceux qui ont compris que les handicaps ne sont pas un obstacle pour jouer ensemble.
Laurent Lejard, avril 2024.