Les Colporteurs, c’est du cirque, mais pas celui auquel on pense spontanément : paillettes, pirouettes, clowns, gros rires ou animaux en cage. Si les circassiens des Colporteurs jouent sous un chapiteau et se déplacent en roulotte et caravanes anciennes (qui méritent d’ailleurs le coup d’oeil) ils inscrivent leur virtuosité dans une démarche artistique qui évacue les effets faciles, la lumière éclatante et tout ce qui brille. Leur Bal des Intouchables, qui a déjà parcouru maints pays européens et régions françaises, ne se regarde pas au premier degré, celui d’athlètes de cirque dont les interventions sont autant de virtuosité. Le propos du directeur de la troupe, Antoine Rigot, est plutôt de faire réfléchir sur la rencontre sur la piste d’êtres dont les différences parviennent peut-être à se compléter : « Je suis un homme de cirque, explique-t-il. C’est un peu le burlesque qui m’a fait rentrer dans le spectacle, et puis finalement l’expression physique. Avant et après l’accident, toujours homme de cirque. »

Antoine Rigot a débuté comme acrobate burlesque. Formé à l’école qu’Annie Fratellini et son mari Pierre Etaix venaient de créer en 1977, il avait d’ailleurs contribué, avec bien d’autres circassiens, à l’installation de cette école sur un terrain dépotoir de ferraille sous le boulevard périphérique parisien, à côté de la porte de La Villette. Il a alors fait l’apprentissage du métier comme s’il était un « enfant de la balle », apprenant les techniques sur l’exemple des professeurs artistes, passant du garçon de piste à l’artiste capable de monter un numéro : « C’était un passage difficile pour le cirque. Le cirque traditionnel dans toute sa splendeur commençait à connaître des difficultés économiques, beaucoup de choses, dont la publicité, ont détérioré son image. » Antoine Rigot a vécu le renouveau du cirque, son inscription dans une démarche artistique contemporaine, grâce à la création en 1985 de l’école nationale du cirque à Chalon-sur-Saône (CNAC) : « Il y avait des moyens. Et l’introduction de metteurs en scène de théâtre, de chorégraphes, une évolution contemporaine un peu comme la musique l’a connue. En faisant entrer dans le métier des gens qui n’étaient pas des enfants de la balle, ça a bousculé les choses et démarré le mouvement. En parallèle, il y avait tout le travail des rues, depuis le théâtre physique jusqu’aux saltimbanques, avec de nouveaux performeurs. Tout ce mouvement a fait émerger un nouveau cirque, un cirque contemporain. »

Avec sa compagne Agathe Olivier, une funambule qu’il a rencontrée à ses débuts, Antoine Rigot créé une compagnie en 1996, Les Colporteurs, qui a connu rapidement le succès, remboursant son investissement en quatre ans. Juste avant l’accident de plage qui a rendu Antoine Rigot paraplégique. Mais il a repris autrement sa vie de circassien, après avoir récupéré, grâce à sa constitution physique d’athlète, une capacité de marche réduite avec des cannes anglaises. Son fauteuil roulant est d’ailleurs le premier acteur du Bal des Intouchables : échoué sur la piste, un clown le heurte, s’étonne de cet engin bizarre, cherche à l’apprivoiser, chute en s’asseyant dessus, puis enfin parvient à se déplacer avec.

Ce fauteuil est le fil conducteur du spectacle qui se joue sur mat chinois, fils tendu en l’air, corde lisse, trapèze près du sol propice à une chorégraphie étonnante. Les acrobates et fildeféristes déploient leur art dans une virtuosité accompagnée d’une musique contemporaine très présente, parfois angoissante quand elle est confrontée au point de rupture d’Agathe Olivier parcourant son fil en tous sens… en escarpins ! Le spectateur est libre d’entrer dans le propos artistique sur le collectif et l’individu, ou simplement de se laisser porter par le geste, la fragilité de l’instant.

Dans les premiers mois de ce Bal des Intouchables, dont le titre (antérieur au film à succès sorti en novembre 2011) réfère plutôt aux parias et au caractère intouchable des numéros, Antoine Rigot était ce personnage en fauteuil roulant, un rôle qu’il a dû abandonner pour cause d’intervention chirurgicale sur une épaule devenue trop douloureuse : le corps lui a rappelé ses limites.

Mais comme le film, ce Bal des Intouchables est un exorcisme, celui d’un homme qui poursuit malgré tout sa quête de l’équilibre et veut poursuivre une oeuvre qui a failli s’achever en 2000 sur une plage américaine : « Bizarrement, quand j’ai eu cet accident, j’ai eu une espèce d’information personnelle, une conviction, presque une voix tellement c’était clair, qui m’indiquait comment j’allais récupérer, être après. D’un côté, je ne voulais pas l’entendre parce que c’était très limitant, me remettre debout, marcher avec difficulté. Je n’étais pas d’accord avec ça, je voulais récupérer complètement. Mais après, ce sont plus les autres qui m’ont fait accepter, pour reprendre le travail, se remettre dans l’histoire. Au début, je me suis demandé ce que je pouvais faire, et les choses se sont faites assez naturellement. » Une résurrection circassienne dont les spectacles créés par Antoine Rigot forment le récit, aujourd’hui presque apaisé, comme si la colère issue de l’accident se dissipait enfin. Il lui reste à franchir encore une dernière étape dans son parcours de résilience, un solo synthétisant les impressions qu’il a couchées sur un carnet lors de ses dix mois de rééducation intensive. Pour tout ce parcours de vie, le Bal des Intouchables est à voir absolument.

Laurent Lejard, novembre 2013.


Le Bal des Intouchables est représenté du jeudi au dimanche jusqu’au 29 décembre 2013 à l’Espace Chapiteaux du Parc de La Villette, à Paris 19e. Chapiteau accessible avec emplacements pour les spectateurs en fauteuil roulant, toilettes adaptées à proximité. Autres dates et lieux dans l’Agenda des Colporteurs.

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