Ambiance… Peu de parades, moins de visiteurs, des assemblées générales de protestataires, une occupation quotidienne de la rue centrale d’Avignon, le Festival 2003 a été profondément marqué par le conflit qui oppose les intermittents du spectacle au Médef et au gouvernement au sujet de la réforme de leur régime d’assurance chômage. Le Festival In en a payé le plus lourd tribut : tous les spectacles ont été annulés, les spectateurs remboursés, les finances vidées, le dépôt de bilan envisagé. Côté Off, les deux- tiers des compagnies ont joué après deux jours de grève plus ou moins suivis. Les grands médias d’information ayant essentiellement mis l’accent sur l’annulation du In, de nombreux visiteurs se sont détournés d’Avignon alors que plus de 400 spectacles les attendaient. L’une des victimes de cette désaffection a été la Maison du Noir, installée par Pascal Parsat et la Compagnie Regard’en France : suppression d’une des deux représentations quotidiennes de Colin-Maillard et de plusieurs soirées de Café Noir. « Nous avons eu des difficultés dans ce contexte à faire la promotion nécessaire », explique Pascal Parsat.

Autre victime de cette crise, Histoire de signes, spectacle contant la genèse de la langue des signes et destiné à la fois aux sourds et aux entendants. La compagnie rhodanienne Drôle d’équipage (Lyon) s’est d’abord mise en grève puis les comédiens sont rentrés chez eux… Quant à Guillaume Hussenot, qui présentait son personnage de super- tétra devant sauver le monde au moyen d’une machine à fabriquer de l’air ou du vent (Les pieds sur terre, la tête dans les nuages), c’est devant une poignée de spectateurs qu’il a montré son travail. La compagnie de l’Autre Part n’attirait guère davantage avec sa digression sur la différence, Re- Co- Naitre. Visiblement, les festivaliers ont préféré la distraction à la réflexion. Lesquelles étaient pourtant présentes dans Trois balles de match : deux couples modernes et aisés vivent de mensonges et d’hypocrisie, tout en méprisant et maltraitant l’enfant handicapé de l’un des deux. Au final, cet infirme montrera à ces valides que le plus handicapé n’est pas celui que l’on croit. Ce texte de Thierry- Georges Louis, remarquablement interprété par un quintet de comédiens dont Christophe Martin, IMC à s’y méprendre, a attiré le public. Tout comme Opéra Folies, sans rapport aucun avec le handicap (encore qu’en cherchant bien…), spectacle rodé revenant cette année dans le Off : salle comble et couplet bien amené « j’ai perdu mes Assedic » comme Orphée avait perdu son Eurydice. Une protestation intelligente, dont le public se souviendra mieux que du sit- in quotidien rue de la République.

Le comédien handicapé face à son public. La rédaction de Yanous avait convié, à l’occasion de l’Année Européenne des Personnes Handicapées (AEPH), des professionnels et des spectateurs à débattre du regard mutuel du comédien handicapé et de son public. Malgré les « événements », le public est venu en nombre à cette rencontre organisée dans le cadre accueillant et ouvert de la Maison du Off. Guillaume Hussenot (comédien tétraplégique atteint d’une maladie dégénérative), la compagnie de l’Autre Part au grand complet, Pascal Parsat, Thierry- Georges Louis y ont participé côté scène. Martine Notaro (compagnie l’Autre Part, fonctionnant dans le cadre d’un Centre d’Aide par le Travail) précise comment sont perçus les artistes handicapés mentaux : « Nous, on parle travail d’acteurs, alors qu’ils sont regardés comme des handicapés. Il y a une part d’affect qui nous dessert. Faisons- nous un travail social ou artistique ? ». Pascal Parsat rappelle cette mode, il y a quelques années, de mettre sur scène des jeunes de banlieues difficiles : « Il n’y avait pas de suivi, ces comédiens n’ont eu aucun débouché professionnel. L’Année Européenne des Personnes Handicapées est à cet égard un phénomène de mode ». L’un des comédiens de l’Autre Part explique son évolution : « J’ai commencé le théâtre il y a 13 ans, et le passage de l’activité de loisir au professionnalisme a été dur. Nous travaillons sur la répétition des tâches et sur l’improvisation. Nous faisons également du théâtre d’objets ».

Guillaume Hussenot est presque né dans le théâtre, issu d’une famille d’artistes et d’un grand- père acteur (Olivier Hussenot) : « Je suis un autodidacte passionné depuis l’enfance par le théâtre et le cinéma. Depuis plus de deux ans, je joue seul sur scène, venir à Avignon est plus une aventure personnelle qu’une volonté de professionnalisation, difficile à envisager du fait de l’évolution de ma maladie. Je veux m’investir dans le jeu d’acteur sans être un acteur, mes rôles sont ce que je suis. J’ai commencé mon spectacle ‘les pieds sur terre…’ en janvier dernier. Le fauteuil roulant n’attire pas le public. Depuis la création de la pièce, ce sont les gens qui me connaissent qui viennent ».

Le regard du public. Thierry-Georges Louis, auteur de la comédie grinçante Trois balles de match, ajoute : « Le personnage d’adolescent handicapé pose la question du regard des adultes. Des spectateurs sont sortis gênés de ce qui est pourtant une comédie ». Martine Notaro complète: « Nous avons vu des gens qui ne pouvaient pas parler après le spectacle. Les réactions sont différentes quand ils sont informés au préalable de la présence sur scène de comédiens handicapés ». Une spectatrice revient sur le Malade Imaginaire (lire ce Top) représenté en 2001: « J’ai été époustouflée par le travail de mise en scène et l’exploitation des potentialités des comédiens qui repoussait les limites. J’ai oublié les handicaps, je me suis laissée aller à apprécier le travail théâtral ».

Pourtant, trouver sa place n’est pas simple. Guillaume Hussenot a voulu intégrer une compagnie après avoir participé au tournage d’un court- métrage : « Il y a eu des réticences, on se demandait quel rôle on pouvait bien me confier ». Pour Pascal Parsat, « trouver sa place est le problème de tous les comédiens. On pense quand même spontanément aux personnes handicapées pour jouer des personnages handicapés ». Martine Notaro estime toutefois « qu’il y a des handicaps acceptables et d’autres qui ne le sont pas », ce que Pascal Parsat conteste en partie : « on a la nécessité de faire prendre conscience. Chacun fait ce qu’il peut dans son domaine. Mais l’intégration dans le spectacle, c’est dangereux, c’est de l’exhibition ». Ce qu’appuie un spectateur: « l’intégration par le spectacle est aberrante dans le contexte actuel, on ne travaille que sur l’éphémère. A cet égard, le spectacle de Guillaume Hussenot a une portée sociale et politique ». Martine Notaro s’interroge : « et si on allait sur scène pour que les gens changent leur regard ? ». Thierry- Georges Louis estime « qu’il faut dépasser le cadre du handicap », appuyé par Pascal Parsat qui déplore que « les associations maintiennent les personnes handicapées dans leur condition ». « J’ai peur de voir des personnes handicapées sorties du CAT être exploitées, craint Martine Notaro, comment les faire vivre leur travail de l’extérieur ? Une troupe doit pouvoir vivre de son travail et réussir son expérience ». Ce qui pose la question de la sortie du CAT et de l’intégration dans les métiers du théâtre.

Pascal Parsat aura cette conclusion empirique : « Seuls ceux qui doivent y arriver réussissent. Il faut arrêter de pratiquer un assistanat permanent. L’artiste est artiste parce qu’il a une nécessité vitale de s’exprimer, le statut d’handicapé ne fait rien à l’affaire. Ce qui compte, c’est d’avoir une expérience, laissons faire sans intervenir. Soit les personnes handicapées font au théâtre un travail militant, soit elles vont vers l’Autre ».

Si le sujet est loin d’être épuisé, ce débat a eu le mérite de faire la part de l’activité théâtrale occupationnelle (ou de loisirs) et l’accès à la professionnalisation. Histoire de rappeler à ceux qui voient dans les pratiques artistiques d’importants débouchés professionnels que cela oblige à s’exposer au regard d’une bête curieuse et pas toujours sympathique : le public…

Jacques Vernes, août 2003.

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