Doit-on s’attendre à constater une accumulation de handicap du petit doigt parmi les prochaines demandes de Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé ? Ironie mise à part, c’est l’un des résultats que pourraient atteindre des entreprises en tous genres qui incitent leurs employés à la demander, afin d’atteindre sans embaucher le quota légal de 6% de travailleurs reconnus handicapés (TH) dans l’effectif global, et réaliser ainsi une économie substantielle. Cette incitation repose sur la sensibilisation collective et individuelle des salariés en leur expliquant les avantages qu’il pourraient en retirer. Si des sociétés procèdent en interne, d’autres utilisent les services de spécialistes de ce qu’elles refusent d’appeler « chasse à la RQTH » mais qui y ressemble furieusement.
Pidiem s’est spécialisée dans ce créneau, et son directeur général Anthony Gentelet, en parle sans détour : « Notre intervention consiste à faire prendre conscience à l’employeur que le législateur a mis en place une contrainte financière pour qu’il emploie au sein de ses effectifs 6% de travailleurs en situation de handicap. Pour réaliser cette contrainte, il y a plusieurs solutions : recruter à l’externe via des organismes comme Cap Emploi ou Pôle Emploi, soit faire travailler des structures spécialisées comme des ESAT, etc., ou pouvoir recruter en interne. C’est là que Pidiem intervient : aujourd’hui on se rend compte que selon l’Organisation Mondiale de la Santé 30% de la population active est en situation de handicap, sans forcément le savoir. » C’est sur l’écart entre ces 30% et l’obligation d’employer 6% de travailleurs handicapés que ce cabinet agit au moyen d’informations collectives puis ciblées : « S’il manque 10 RQTH dans une entreprise, on sait qu’on doit faire 50 entretiens individuels pour atteindre l’objectif d’obligation d’emploi », précise Anthony Gentelet. Outre un discours de conviction, Pidiem informe les employés sur les avantages potentiels : congés pour effectuer la formalité, adaptation du poste de travail, plafonnement du compte personnel de formation (CPF) jusqu’à 8.000€ au lieu de 5.000€, et même une prime comme le pratique Meritis (cliente de Pidiem) en versant 1.500€ sur présentation d’une nouvelle RQTH, soit le quart de ce que l’entreprise doit verser chaque année par TH manquant. Une belle économie, et autant de moins pour financer de réelles actions d’insertion professionnelle…
C’est d’ailleurs sur la valeur annuelle de cette RQTH (de 4.660€ à 6.990€ selon l’effectif de l’entreprise), que Pidiem se rémunère en récupérant 40% de l’enveloppe globale que représentent les RQTH manquantes. Les 60% restants lui sont versés en fonction des résultats obtenus. Et les RQTH déclarées au-delà du quota sont offertes à l’employeur ! Ce dernier y trouve son intérêt : pendant l’année d’intervention de Pidiem, il lui affecte la contribution due à l’Agefiph, et en cas de réussite, il n’a plus d’argent à verser les années suivantes, une économie nette et sans bavure qu’ont réalisé ses clients : 1.225 salariés engagés dans la démarche en 2023, représentant une valeur de 5 millions d’euros.
Handicapé un jour, handicapé toujours !
Ce système mercantile est encouragé par l’altération lente et régulière de la volonté du législateur qui a instauré par la loi du 10 juillet 1987 l’obligation dans les secteurs privés et publics d’employer au moins 6% de travailleurs handicapés ; elle visait à réduire leur chômage et faciliter leur accès à l’emploi en finançant l’adaptation de la formation professionnelle et d’autres actions telles l’information et la sensibilisation des employeurs. Dans cette loi, la RQTH était déterminée en fonction de l’incidence du handicap sur l’exercice normal de la profession visée ou exercée, elle ne pouvait donc être que limitée dans le temps, sans renouvellement automatique après adaptation éventuelle des locaux, du poste et des conditions de travail : le handicap peut ne plus exister dans un emploi précis s’il est correctement compensé. Sauf qu’au fil du temps les gouvernements successifs lui ont donné une notion extensive allant désormais jusqu’à l’attribution à vie introduite dans la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. De ce fait, un travailleur reconnu handicapé un jour l’est toujours, sans rapport avec la réalité de ses conditions de travail. L’impact de celles-ci sur la santé des salariés est d’ailleurs de la responsabilité du médecin du travail, lui seul peut demander leur adaptation à l’employeur et la RQTH ne fait rien à l’affaire. Les seuls avantages qu’elle procure sont un mois de préavis supplémentaire en cas de licenciement, la prise en compte du handicap dans les critères d’un plan de licenciement et la bonification du CPF.
A l’inverse, la connaissance par l’employeur et les collègues de travail du statut de travailleur handicapé entraîne encore trop de stigmatisation et de mise à l’écart. Ce que reconnaît Patrick Scharnitzky, directeur associé du cabinet AlterNego : « Les freins à la déclaration, c’est la peur du stigmate et du placard. » Son cabinet intervient sur les trois freins identifiés : la méconnaissance des critères de la RQTH par rapport aux séquelles de la déficience vécue, l’ignorance des avantages associés à la RQTH, l’impact sur l’évolution de carrière. « Ce troisième frein est le plus difficile à contourner, poursuit Patrick Scharnitzky. Il faut convaincre, c’est très compliqué et nécessite la confiance des salariés. » Il constate que les stéréotypes n’ont pas besoin d’être ancrés dans la réalité, et déplore que les cadres dirigeants ne puissent se déclarer comme travailleurs handicapés, ce qui serait perçu comme une faiblesse : « Cette peur factuelle ou fantasmée entretient un cercle vicieux, la nécessité d’avoir des rôles modèles dans l’entreprise. Elle n’est pas contournable à court terme, mais au long court. » Identifier des rôles modèles inspirants lui semble fondamental pour entraîner un rythme exponentiel de déclarations de RQTH.
Côté incitation, il n’est pas favorable à la prime, mais plutôt de trouver des solutions au cas par cas. Tout en ressentant un sentiment grandissant de diversity washing allant plus loin que l’équité : « Le handicap ne protège pas contre l’incompétence professionnelle. Les travailleurs handicapés ne sont pas meilleurs que les autres. Ils apportent de la diversité, du mélange, comme la mixité femmes-hommes, la vertu est dans l’échange. Et les aménagements apportent à tout le monde, par exemple plus de sérénité dans les réunions du fait de la présence d’une personne déficiente auditive ; on se coupe moins la parole. »
Quoi qu’il en soit, les travailleurs concernés ont toujours le droit de ne pas déclarer à leur employeur qu’ils sont reconnus handicapés. Leur silence aussi est d’or !
Laurent Lejard, janvier 2024.