Étant moi-même, outre sourd, auteur, scénariste de bandes dessinées et éditeur d’ouvrages sur l’humour des sourds, avec et par les sourds, je ne suis nullement gêné par le fait que l’on puisse rire de la surdité. J’ai toujours eu la conviction que savoir rire de son handicap (car la surdité en est un, dans un monde qui entend) est une bonne façon de le maîtriser. Cependant, dans le dessin de Willem paru dans Libération du 25 avril dernier, trois choses me tirent l’œil et me gâchent l’envie de rire. La première est le terme « malentendants », mal choisi. Les malentendants, par définition, entendent; mal, mais ils entendent, ils parlent et lisent sur les lèvres, ils ont besoin de sous-titrage. L’interprétation en L.S.F est destinée à ceux qui se revendiquent comme sourds (certains préconisent d’écrire Sourds, avec un S majuscule pour marquer cette appartenance linguistique), non pas seulement en raison de leur absence d’audition, mais de leur sentiment d’appartenance à une communauté linguistique.

Le dessinateur ne semble pas connaître cette population dont il plaisante. Il est vrai que dans la grande presse, et Libération ne fait pas exception, un handicapé c’est toujours un utilisateur de fauteuil roulant, tous les autres handicaps sont méconnus : pourquoi ce journal n’indique-t-il jamais les émissions sous-titrées dans ses programmes TV ?

La seconde chose est, en bas de l’écran, l’interprète qui fait un bras d’honneur. Les interprètes en L.S.F, comme leurs confrères en langues orales, sont formés au niveau bac+5 et soumis à la même rigoureuse déontologie. Ils « apprécieront » l’interprétation qui est faite de leur travail… Pour les entendants qui ne comprennent pas la langue des signes, ces « gesticulations simiesques » ne peuvent être que des injures, c’est bien ce que dessine Willem. Oserait-il se moquer pareillement, par exemple, des langues chinoise, arabe ou wolof, au risque de passer pour raciste ? Les langues des autres, que l’on ne comprend pas, sont forcément des langues de sauvage ! Voilà un bel exemple de surdicentrisme (par analogie à ethnocentrisme, attitude qui consiste à juger les sourds avec des critères d’entendants).

Et s’il faut être surpris, ce n’est pas par la présence, encore très rare à la télévision française, d’un interprète. À l’évidence, en démocratie, tous les citoyens, fussent-ils sourds, doivent pouvoir comprendre ce que dit le Président de la République. C’est l’usage, dans de nombreux pays, depuis longtemps. Ce qui aurait dû étonner le dessinateur, c’est plutôt le très grand retard de la France en la matière.

Enfin, le couple de téléspectateurs dont l’un au moins est un « sourdingue » qui ne comprend rien à rien. Il y a quelques temps, à la suite des protestations de leurs associations, la rédaction de Libération s’est engagée à ne plus qualifier d' »autiste » les hommes politiques, tant l’emploi abusif de ce terme est désobligeant pour les autistes et leurs familles. J’avais fait remarquer qu’elle devrait aussi rayer de son vocabulaire l’expression « dialogue de sourds ». Elle est fausse et désobligeante pour les sourds, réputés incapables de communiquer entre eux (il suffit de jeter un coup d’œil sur France 5 à L’Oeil et la main pour être convaincu du contraire).

L’humour est un miroir des rapports sociaux. L’ouvrier ne raconte par les mêmes blagues que l’universitaire. Les blagues des entendants, comme Willem, sur les sourds reflètent l’incompréhension entre les sourds et entendants. Or, un grand journal comme Libération ne devrait-il pas dépasser ces idées reçues, ces malentendus, et offrir à ses lecteurs un décryptage plus approfondi ? N’est-ce pas le rôle, précisément, des dessins humoristiques que de nous offrir un autre point de vue, un contrechamp ? Ces dessins sont d’autant plus amusants qu’ils sont pertinents. Rien n’est pertinent dans le dessin de Willem, généralement mieux inspiré, ce n’est qu’une vieille soupe rance d’idées reçues, une soupe qui ne nous fait pas rire, mais grimacer : une soupe à la grimace.


Marc Renard, Président de l’Association pour l’accessibilité du cadre de vie aux personnes sourdes, devenues sourdes ou malentendantes (2-AS).

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