Parce qu’en 2005 un Centre d’Aide par le Travail a mégoté des congés payés à l’un de ses usagers, voici que l’ensemble des Etablissements et Services d’Aide par le Travail (ex-CAT) est en révolution ! Mécontent, cet homme a saisi la justice d’un litige dont la Cour de Cassation a demandé à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) d’arbitrer ce point de droit : un usager d’ESAT est-il un travailleur au sens légal du terme ? Rappelons qu’en France, un travailleur handicapé orienté par la Maison Départementale des Personnes handicapées (MDPH) dans un ESAT n’est pas un travailleur mais l’usager d’un établissement médico-social. Mais à la différence d’une Maison d’Accueil Spécialisée ou d’un foyer occupationnel, le travailleur en ESAT fabrique des produits et réalise des services qui ont une valeur économique et sont vendus par l’établissement. Dans un arrêt de principe rendu le 26 mars 2015, les magistrats européens ont jugé que « la notion de ‘travailleur’, au sens de l’article 7 de la directive 2003/88 et de l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprétée en ce sens qu’elle peut englober une personne admise dans un CAT ». En clair, un travailleur handicapé orienté dans un ESAT devrait bénéficier des dispositions du droit du travail « si les prestations effectivement accomplies par l’intéressé sont susceptibles d’être considérées comme relevant normalement du marché de l’emploi ». La Cour de Cassation devra, dans les prochains mois, dire comment elle traduit dans le droit français cet arrêt d’une Cour qui, en droit, lui est supérieure. Dans cette attente, le petit monde de l’ESAT est tourneboulé, ne sachant encore à quelle sauce il va être accommodé.

Des associations prudentes.

Confrontée à une décision porteuse de bouleversements, la secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées, Ségolène Neuville, a annoncé le 19 mai à l’Assemblée Nationale la création d’un groupe de travail chargé d’examiner les conséquences de cet arrêt, tout en s’efforçant d’en minimiser la portée : « La décision de la Cour de cassation aura pour seul objet de régler le litige opposant le requérant au gestionnaire de l’établissement ou de renvoyer le règlement du litige au tribunal d’instance, a déclaré la ministre. Nous avons d’ores et déjà chargé un groupe de travail commun aux différentes administrations d’analyser les conséquences de l’arrêt de la CJUE et surtout de déterminer si les droits des travailleurs prévus par le droit européen sont bien respectés par les règles nationales appliquées dans les ESAT. Il s’agit de savoir s’il existe des différences entre le droit du travail européen et le droit actuellement en vigueur dans les ESAT. Nous pourrons alors tirer toutes les conséquences de l’arrêt sans exclure une évolution de notre droit national. » Le droit du travail pourrait en effet pleinement s’appliquer alors qu’actuellement les ESAT sont régis par le code de l’action sociale. « Que dit la cour ? interroge Thierry Nouvel, directeur de l’Unapei. L’activité peut relever du statut de travailleur, il appartient au juge national de l’apprécier. Pour nous, l’usager d’ESAT est un usager d’établissement médico-social. » L’Unapei, dont les associations adhérentes emploient la majorité des usagers d’ESAT dans les structures qu’elles gèrent, est défavorable à la syndicalisation de ces nouveaux travailleurs, renvoyant leur représentation au Conseil de Vie Sociale. « On attend de l’État que les missions des ESAT soient revisitées, poursuit Thierry Nouvel; avec un accompagnement vers l’emploi ordinaire. Les chantiers engagés sur la modernisation des ESAT n’aboutissent pas. » Il faut dire qu’avec une dotation d’investissement du budget de l’Etat de 1,84 millions d’euros pour 119.211 places, soit 15€ par usager, il faudra quelques siècles pour les moderniser…

Petit employeur en comparaison, avec 25 ESAT et 1.500 usagers, l’Association des Paralysés de France (APF) attend la décision de la Cour de Cassation puis de la Cour d’Appel sur le cas d’espèce, et les critères retenus. « Le fait que les usagers d’ESAT soient des travailleurs ne fait pas discussion, explique Véronique Bustreel, conseillère nationale travail emploi formation professionnelle et ressources. Maintenant, il reste à connaître le statut. Quels droits, sous quel angle, avec maintien du droit au travail pour ceux qui sont non productifs ou insuffisamment productifs. Ça doit faire l’objet dans nos associations d’une réflexion collective sur les conséquences du statut. Qu’est-ce qui pourrait bouger? La rémunération, l’organisation, le lien de subordination, les activités de soutien, l’ESAT de demain, la représentation. Un vrai progrès serait de donner des équivalences de droit, et de mieux accompagner vers l’emploi en milieu ordinaire. »

Pour sa part, le Réseau national du secteur protégé et adapté (GESAT) est réticent à s’engager dans le débat. « Le GESAT ne souhaite pas prendre position sur le cas personnel, explique son président, Daniel Hauger. Pourquoi je prends des précautions ? Mettre des travailleurs handicapés avec les mêmes droits que des ouvriers est plutôt positif, pour davantage de droit du travail comme pour les travailleurs classiques. Le Réseau GESAT ne travaille pas sur cette problématique, cela ne va rien changer avec nos donneurs d’ordres. Si l’ESAT a la même flexibilité que l’entreprise, on travaillera de manière plus ouverte. »

Les syndicats pris au dépourvu.

L’arrêt de la CJUE a pris de court les grandes confédérations syndicales, mettant en évidence leur peu d’intérêt pour des travailleurs « différents ». Aucune réponse auprès de la plus importante, la Confédération Générale du Travail (CGT). Chez Force Ouvrière, la secrétaire confédérale chargée de l’Économie sociale Égalité professionnelle Handicap Diversité, Anne Baltazar, découvre l’arrêt de la CJUE : « On trouve qu’il y a des domaines où il n’y a pas suffisamment de droit, mais rattacher immédiatement les usagers au droit du travail, à une convention collective, nécessite de réfléchir. Pour les congés payés, c’est évident, mais le recrutement est particulier, et il n’y a pas de licenciement théoriquement possible. En matière de conditions de travail, elles doivent être ouvertes au contrôle de l’Inspection du travail. » Mais quid de la syndicalisation ? « On syndique les salariés des ESAT qui se plaignent de leurs conditions de travail, évoquent une souffrance des usagers handicapés et n’obtiennent pas de réponse. On doit se reposer la question de la syndicalisation, avec les questions du financement des ESAT et de la difficulté de faire appliquer le code du travail face au statut de bénévoles des dirigeants d’associations gestionnaires. Je ne suis pas sûre que les salariés des ESAT accueillent favorablement la syndicalisation des usagers. Pour Force Ouvrière, la syndicalisation de ces travailleurs handicapés pourrait plutôt être réalisée dans une section syndicale spécifique. Les usagers sont plutôt adhérents de l’association; peut-être qu’un conseil de vie sociale serait plus opportun. » Donc, une section syndicale à part, et pas de représentants des usagers au Comité d’Entreprise ni au Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT).

Bien qu’elle représente la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) au conseil d’administration de l’Agefiph, la secrétaire confédérale chargée de la vie au travail et du dialogue social, Annie Godo-Noël, n’a pas eu connaissance de l’arrêt de la CJUE : « On rencontre des usagers qui peuvent sortir des ESAT alors que les passerelles d’accompagnement sont minimes. On pense que ce serait bien qu’ils soient reconnus comme des salariés alors que les associations veulent garder leurs ESAT en l’état. » La CFDT est favorable à la syndicalisation des usagers et à leur vie syndicale dans la structure. « Il y aurait très certainement un accompagnement nécessaire, complète Annie Godo-Noël. On est plutôt favorable à ce que les usagers soient des salariés avec les mêmes droits. » Ce qui n’est pas gagné, comme en témoigne la rapide analyse livrée par le sénateur communiste Eric Bocquet dans le rapport d’information qu’il a déposé le 15 avril dernier au nom de la commission des finances. S’il qualifie le statut des travailleurs en ESAT « d’exorbitant du droit commun », il le considère « justifié compte tenu de la forme particulière que prend l’organisation du travail au sein de ces établissements. Le rapprocher de celui des salariés de droit commun ne parait pas opportun car cela risquerait de transformer les relations qui existent entre les travailleurs et leurs encadrants et qui sont basées avant tout sur l’échange et l’accompagnement. Par ailleurs, les droits sociaux reconnus aux travailleurs handicapés paraissent suffisamment étendus et garantis. » Un élu communiste qui dénie leurs droits à des travailleurs, voilà un paradoxe sur lequel le Gouvernement ne manquera certainement pas de s’appuyer…

Laurent Lejard, juin 2015.

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