Question : Quel regard portez-vous sur le débat parlementaire consécutif à l’arrêt Perruche, et sur sa qualité, notamment en ce qui concerne la place qu’y occupe la parole des personnes handicapées elles- mêmes ?

Claude Évin : J’ai tout à fait mesuré quelle perception pouvaient avoir certaines personnes handicapées à la suite de cet arrêt de la Cour de Cassation. Je considère que la Cour de Cassation, dans l’arrêt Perruche et dans les arrêts qui ont suivi, n’a jamais voulu reconnaître et n’a pas reconnu – il suffit de lire l’arrêt – qu’il y avait un préjudice d’être né. Elle a traité l’accident dans lequel il y avait eu faute et l’indemnisation du préjudice résultant d’une faute professionnelle ou de celle d’un établissement de santé. De mon point de vue, et il suffit pour cela de lire le rapport annuel de la Cour de Cassation pour l’année 2000. La Cour a voulu respecter et prendre en considération la dignité de la personne handicapée puisque, dans ce rapport annuel, elle rappelle notamment que dans une situation identique le Conseil d’État avait choisi une autre formule qui était d’indemniser les parents et non l’enfant. La Cour de Cassation pose la question de savoir ce qu’il advient lorsque les parents décèdent ou lorsque, pour une raison ou pour une autre, le capital qui leur a été versé a été dilapidé. Et donc c’était bien pour garder à l’enfant un droit que la Cour de Cassation avait apprécié les cas qui lui étaient soumis comme elle l’a fait. Je pense qu’il y a eu une très mauvaise interprétation de ces arrêts. Les débats ne correspondaient pas aux intentions de la Cour mais force est de constater qu’à partir du moment elles n’étaient pas comprises par l’opinion, il fallait légiférer.

Q : La Cour de Cassation a placé la personne handicapée, enfant ou adolescent, au centre de ses préoccupations, préoccupations également constantes chez le législateur et le juge depuis plus d’une trentaine d’années. Or le Parlement semble s’écarter de cette voie qui consiste à regarder l’intérêt de l’enfant…

C.É. : Je suis d’accord avec cette lecture de l’arrêt de la Cour de Cassation, et c’est d’ailleurs ce qui m’avait amené dans un premier temps à ne pas être favorable à légiférer: j’estime que la Cour de Cassation a pris en compte l’intérêt de l’enfant, de la personne handicapée. Mais ce n’est pas ainsi que ces arrêts ont été perçus par les handicapés eux- mêmes et par des associations de parents. Vous avez raison de rappeler que la Cour n’avait fait que s’appuyer sur le droit traditionnel de la responsabilité civile. Je reconnais qu’il y a, dans les cas de handicap dont l’origine est « naturelle », sans intervention extérieure, une particularité qui fait que si l’enfant n’était pas né avec ce handicap, compte tenu de ce que dit la loi de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse, il ne serait pas né du tout. C’est cela qui a pu être interprété par un certain nombre de personnes ou d’associations comme étant inacceptable. Comme je l’ai moi-même indiqué dans le débat du 13 décembre 2001, je comprends que cette situation puisse poser une question en termes de morale. En droit de la responsabilité, quiconque par sa faute n’empêche pas la survenue d’un dommage – et en l’occurrence la faute médicale n’avait pas permis d’identifier qu’il y avait un handicap – doit en assumer la totale réparation, et c’était bien dans cet état d’esprit que la Cour de Cassation avait reconnu l’indemnisation de l’enfant.

Q : C’est le cas lorsqu’un enfant ou un adolescent est blessé, handicapé, avec un tiers responsable…

C.É. :
 Tout le débat portait sur ce qui s’appelle le lien de causalité. Par exemple, dans le cas d’une trisomie ou d’une rubéole provoquant un handicap, ce n’est pas le médecin, le laboratoire d’analyses médicales ou l’établissement de santé qui sont à l’origine de cette trisomie ou de cette rubéole. Mais en droit de la responsabilité civile, celui qui, par sa faute, ne protège pas la personne contre la survenue d’un dommage ou d’un handicap doit en assumer la responsabilité. Là résidait une question qui pouvait interpeller moralement, mais pas du tout juridiquement à mon avis, même si je reconnais que le fondement juridique a été discuté par un certain nombre de juristes qui ont été loin d’être unanimes sur cette situation. En l’occurrence, ce qui posait effectivement problème c’est le fait que s’opposer à la survenue du dommage ne pouvait se traduire que par le recours à l’interruption de grossesse. Là résidait une incompréhension : l’alternative à être né avec un handicap était de ne pas être né du tout puisque la loi sur l’IVG permettait de détruire le foetus. On pouvait donc admettre qu’il y eût là une situation spécifique. Dans tous les cas, l’opinion a bien montré qu’elle ne comprenait pas cette situation.

Q : Pour autant, vous considérez que le débat parlementaire du 10 janvier 2002 ne règle pas la jurisprudence Perruche.

C.É. :
 Je le considère au regard de la rédaction que le Gouvernement a présentée, qui pour moi pose encore un certain nombre de problèmes. Il nous appartiendra de retravailler sur ce texte.

Q :
 Était-il opportun de légiférer si vite ?

C.É. : Quelques semaines après l’arrêt Perruche en novembre 2000, il y a eu des demandes formulées au législateur, et par le législateur lui- même. Le premier débat que nous avons eu à l’Assemblée a été le 10 janvier 2001, dans une lecture du texte de loi de modernisation sociale. A ce moment- là, le Gouvernement avait demandé un rapport au Comité Consultatif National d’Éthique, à la Commission des Droits de l’Homme et nous avons, au niveau de la Commission des Affaires Sociales, mis en place une audition qui a eu lieu le 29 mars. Beaucoup de nos interlocuteurs nous ont exprimé le fait qu’il n’était pas opportun de légiférer dans la précipitation. J’étais plutôt sur cette idée moi aussi, étant même défavorable à ce qu’on légifère. Il n’y avait pas unanimité sur ce fait. Les arrêts de juillet puis de fin novembre 2001 ont intensifié la pression au sein du Parlement. De toute manière, la polémique était telle dans l’opinion qu’il fallait y apporter réponse. Je trouve, pour ma part, qu’il n’est jamais bon de légiférer dans ces conditions mais je me suis néanmoins rendu au constat que les arrêts de la Cour n’étant pas compris, n’étant pas entendus par l’opinion, il fallait qu’on légifère. Mais on voit bien qu’il n’est pas simple de légiférer sur un tel sujet et qu’on risque alors de porter atteinte à d’autres droits. Et intervenir, c’est priver une personne handicapée du droit à engager des actions en réparation: il faut bien en mesurer toutes les conséquences. On a davantage entendu ceux qui étaient opposés à l’arrêt Perruche que ceux qui y étaient favorables et cela doit également poser une question en termes de débat démocratique…


Propos recueillis par Laurent Lejard, janvier 2002.

Le compte-rendu intégral du débat du 10 janvier 2002 à l’Assemblée Nationale est consultable en suivant ce lien.

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