Ce n’est pas un géant du transport collectif, mais un acteur qui compte en Bretagne : Linevia, une entreprise familiale fondée il y a 34 ans, basée à Guer (Morbihan) et qui emploie plus de 200 personnes. Dont quatre conducteurs handicapés moteurs. « On a recruté Yves Guillemot en 2016, se souvient François Herviaux, président de Linevia. Il a rencontré le directeur du site de Chartres-de-Bretagne (près de Rennes, Ille-et-Vilaine), Gregory Deshayes, qui a constaté qu’il était mono-manuel. C’était une grosse inconnue, pour conduire d’une seule main. Il était super motivé, mais on ne savait pas comment faire. On s’est dit que la conduite d’une main existait pour les voitures, et qu’il devait y avoir quelque chose de possible pour un autocar. » C’est un processus qu’il a fallu concevoir, en réunissant autour d’une table tous les acteurs : médecins de la préfecture, ergothérapeute, organisme de formation professionnelle, etc. « On a levé toutes les interrogations point par point, ajoute François Herviaux, et élaboré un parcours d’évaluation des capacités fonctionnelles des candidats conducteurs. En fonction des difficultés, des dispositifs mécaniques ont été préconisés. » On y retrouve le panel des aménagements automobiles tels la boule au volant avec commandes de signalisation et essuie glace, la boite automatique, le frein manuel, etc. Mais surtout une démarche innovante de mobilisation de tous les acteurs concernés qui a valu à Linevia d’être la première entreprise lauréate du prix Activateur de progrès créé l’an dernier par l’Agefiph.

Conduite par boule au volant ©David Bignolet

Passer des poids-lourds…

C’est l’un de ses chargés de mission, Laurent Pottier, qui a piloté ce chantier : « En 2007, j’ai rencontré Christophe Bernard qui avait perdu l’usage du bras droit après un accident de moto, il voulait reprendre son métier de chauffeur routier marchandises. Il fallait trouver un camion avec boite automatique, et obtenir l’avis favorable du médecin de la préfecture. » A force de prospection et persuasion, Christophe Bernard a trouvé lui-même son futur employeur. « Je me suis occupé de gérer la sécurisation de son parcours, reprend Laurent Pottier, mobiliser les acteurs et financer l’aménagement de son poste de travail dans l’entreprise Lahaye Logistique. La presse en a parlé, plusieurs chauffeurs routiers devenus handicapés se sont faits connaître, on a fait repasser leur permis poids-lourds à 7 candidats depuis 2007. » Laurent Pottier a mobilisé et fait travailler ensemble les fédérations professionnelles FNTR et FNTV, la préfecture, l’organisme de formation, le centre de rééducation de Kerpape pour créer un parcours sécurisé des permis poids lourds de l’orientation jusqu’à l’emploi, avec des outils d’évaluation et une équipe pluridisciplinaire : « Un simulateur de conduite arrivait dans les centres de formation transport et logistique AFTRAL, j’ai proposé qu’on en adapte un, plus un camion 26 tonnes, un tracteur 38 tonnes et un autocar pour faire des exercices avec ou sans aménagement, pour que l’ergothérapeute et les formateurs de l’AFTRAL proposent des solutions techniques et organisationnelles sous le regard d’un médecin de Médecine Physique et Réadaptation. » C’est un parcours complet qui a été élaboré avec succès, élargi ensuite à l’accès à la conduite de tout type de véhicules lourds et au transport de passagers pour permettre à tout candidat de pourvoir vérifier son projet professionnel dans un environnement adapté et sécurisé. Expérimenté en Bretagne, il est en cours de déploiement avec l’AFTRAL sur trois autres territoires (Lyon, Toulouse et Monchy-Saint-Éloi dans l’Oise), et devrait également contribuer à l’évolution de la réglementation avec la Délégation à la Sécurité Routière. Laurent Pottier espère adapter le référentiel formation du transport et ouvrir la profession à de nouveaux handicaps (paraplégie, surdité…). « J’ai eu la chance de rencontrer Yves Guillemot, et son savoir-être, apprécie encore Laurent Pottier. On a construit une filière inclusive, parce qu’il ne faut pas oublier l’amont de ce process, ces acteurs de l’ombre qui ont joué le jeu avec le médical, le para-médical, la sécurité routière, la formation, les organisations patronales, l’entreprise, et laisser les personnes handicapées s’exprimer : derrière la jambe qui manque, il faut voir l’homme qui reste. »

Séance d'apprentissage de la conduite ©David Bignolet

…aux autocars.

Pionnier dans la conduite d’un autocar d’une seule main, Yves Guillemot, 47 ans, est venu à la conduite professionnelle grâce à une ergothérapeute de Kerpape, Marie-Christine Guilgars, récemment retraitée. Il avait perdu l’usage du bras gauche à cause d’un accident de cyclo en 1991, travaillé dans l’administration de la ville de Paris mais la vie parisienne ne lui plaisait pas, il est venu s’installer à Pontivy (Morbihan) : « J’ai rencontré Marie-Christine Guilgars en 2014. Elle était spécialisée dans l’aménagement de la conduite auto et m’a dit qu’elle était possible pour un poids-lourd, mais routier à temps-plein, c’est dur à tenir. » Il s’est donc orienté vers le transport de personnes avec l’appui de Laurent Pottier, en passant par un simulateur de conduite : « Monter le projet a pris du temps, poursuit Yves Guillemot, pour vérifier la compatibilité auprès des médecins, équiper le car AFTRAL, financer ces aménagements et le coût de la formation, tout cela conditionné à une promesse d’embauche. » Là encore, Marie-Christine Guilgars a été déterminante en rencontrant Linevia lors d’un forum Emploi. « J’ai rencontré Gregory Deshayes, ajoute Yves Guillemot, il m’a répondu ‘on veut bien essayer. » Six mois après l’obtention du permis transport en commun, Yves Guillemot prenait son premier service de transport scolaire sur un autocar à boite robotisée, boule et commandes au volant, et la presse vient voir : « Des journalistes ont interviewé des enfants, qui n’ont porté aucun jugement, ils ont dit ‘c’est bien’. Les patrons sont adorables, je me sens bien dans l’entreprise, » conclut-il.

Autre conducteur mono-manuel, Frédéric Jan, 52 ans, était chauffeur routier super-lourds jusqu’à l’accident moto qui, en 2009, l’a privé de l’usage du bras gauche. Licencié en 2013 pour inaptitude, lui aussi est revenu vivre en Bretagne après des années en Île-de-France. « C’était la conduite ou rien, j’étais seul tranquille dans mon camion. Le parcours a été compliqué, on m’avait parlé du car, j’ai fait la demande à Pole Emploi, passé des tests pas trop mauvais, l’entreprise a préféré un valide et je n’ai pas pu passer mon permis. Grâce à une immersion professionnelle chez Linevia, j’ai tapé dans l’eil de Gregory Deshayes, il avait apprécié mon discours. » C’est un an plus tard que tout s’est dénoué : « Laurent Pottier m’a recherché et a monté le dossier, je lui tire mon chapeau. » Il a achevé sa formation et passé le permis autocar en janvier 2019, et intégré Linévia en juin, là encore pour du transport scolaire : « Je conduis un autocar adapté MAN de 12 mètres qui a pris quelques mois à aménager. On m’a consulté, y compris pour la motorisation du pare-soleil trop délicat à manoeuvrer d’une main. » Et depuis, il alterne établissements scolaires et centres aérés : « Mon bras, ça ne se remarque pas. Les enfants savent, les parents me voient conduire, tout se passe bien. Linevia nous traite comme des conducteurs valides, ça m’a toujours bluffé. Et j’ai vu le regard de ma fille et sa fierté quand elle m’a vu au volant. »

Mickaël Guérin au volant d'un autocar adapté

Et maintenant ?

Après 17 ans dans la maintenance informatique et un licenciement économique, Mickaël Guérin est pour l’instant le seul conducteur handicapé des membres inférieurs. Il vit avec les séquelles d’une maladie de Strümpell-Lorrain, périmètre de marche très réduit, avec canne ou fauteuil roulant, et s’est intéressé à Linevia grâce à un ami qui y travaille, et Marie-Christine Guilgars. « Monter dans l’autocar ne pose pas de problème, explique-t-il. Dans le simulateur j’ai fait le test aux pieds, je conduis d’ailleurs ma voiture au pied pour accélérer et à la main pour freiner. » L’ergothérapeute a préconisé une boite automatique, un frein manuel, une boule au volant avec commandes déportées. « L’aménagement de l’autocar AFTRAL a pris du temps, précise Mickaël Guérin, et il fallait vérifier qu’administrativement ça passait. » Permis en poche en décembre 2019, il est entré chez Linevia le 2 mars 2020, a passé deux semaines comme passager pour s’approprier les parcours, mais n’a pu rouler qu’en juin, après la fin du premier confinement du fait de l’épidémie de Covid-19 : « Quand j’ai commencé le transport scolaire, c’était formateur mais bizarre, il n’y avait qu’une vingtaine d’élèves. Maintenant j’ai 40 à 50 gamins derrière, on peut avoir de l’appréhension. » Lui aussi n’a enregistré aucune réaction des adolescents et des enfants, des élèves du primaire lui ont posé des questions sur son « mal aux jambes », mais rien sur le handicap, et les parents de même. « On est allé voir la communauté de communes pour me présenter et expliquer, conclut Mickaël Guérin. Toute la méconnaissance est renvoyée par l’administration, les médecins, mais pas par les chauffeurs, les élèves, les parents. J’ai été accueilli les bras grands ouverts chez Linevia, je suis un homme heureux. »

Le 2e prix Activateur de progrès sera attribué lors de l’Université du réseau des référents handicap le 29 mars 2021 à la Cité des congrès de Lyon (Rhône). Les candidatures peuvent être déposées jusqu’au 31 janvier 2021.

Agefiph : ouvrir l'emploi aux personnes handicapées
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